L'Internat
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L'Internat

Film de Boaz Yakin (2018)

Une oeuvre différente pour traiter de la survie de la différence

Dans un premier temps, comment ne pas se frotter les yeux d'incrédulité devant ce que l'on découvre à l'écran ? Un générique d'ouverture anxiogène sur un New York baigné d'une lumière rouge incendiaire, un rapide "in the 90's" pour nous installer un vague repère temporel alors que ce début de film anachronique a de forts relents 70's, un montage de scènes à la durée aléatoire d'où surgissent des personnages aussi difficilement cernables que tenant parfois d'apparitions fantomatiques pour constamment déstabiliser le jeune héros (et le spectateur) sur la direction à laquelle se raccrocher, des zooms arrières partant d'un détail du décor puis révélant toute la profondeur d'un plan d'ensemble, des jeux de lumières et de couleurs aussi éblouissants qu'omniprésents...
On jette un rapide un coup d'oeil à la jaquette du DVD ou du blu-ray mais non, à notre grande stupéfaction, on ne vient pas de mettre la main sur un giallo oublié d'un cousin de Dario Argento ou d'un autre de ses collègues italiens de la grande époque, il s'agit bien de "Boarding School" aka "L'Internat" en VF, un film signé Boaz Yakin dont on se souvient vaguement du nom à cause de son film le plus notable, "Le Plus Beau des Combats" avec Denzel Washington. Passée la surprise qui nous remet en cause à propos du potentiel de tous les metteurs en scène restés sous notre écran-radar (peut-être que Fabien Onteniente est capable de réaliser un "Mad Max" en fin de compte ?... non, il y a quand même des limites à cette réflexion), on se laisse tout simplement subjuguer par cette mise en scène sidérante qui, chose rare, ne faiblira jamais et que l'on prend, d'abord et à tort, comme un pur exercice de style fascinant. Car, arrivé aux portes de l'étrange école perdue au milieu de nulle part en compagnie du jeune héros à la manière d'un néo-Suspiria, il devient clair que le choix de réalisation de Boaz Yakin ne tient pas du délire formel nombriliste. Pour amplifier le sujet d'un film au coeur duquel la survie de la différence dans sa définition la plus humaine va jouer un rôle crucial, il apparaît rapidement qu'il était nécessaire de nous le retranscrire en communion avec une approche totalement différente de ce que le cinéma d'horreur nous offre actuellement. Pas forcément originale, comme l'on a dit, cette forme si spécifique renvoie à tout un pan de l'histoire cinématographique du genre, mais suffisamment différente pour qu'elle permette au film de se distinguer de la masse du tout-venant des productions récentes et d'épouser, par là même, son discours sur la résistance contre les normes imposées.


Tout débute avec le regard de Jacob, un enfant étrange, certes, mais que ses parents enferment un peu plus dans son côté freak par leurs attitudes plus que discutables. Un jour, ce jeune garçon de confession judaïque est confronté au décès de sa grand-mère maternelle qu'il n'a jamais connue. À son enterrement, il est abordé par une vieille connaissance de celle-ci qui lui révèle le rôle-clé de la grand-mère dans le sauvetage de prisonniers juifs torturés par un soldat nazi tyrannique pendant la Seconde Guerre Mondiale. Fasciné par cette histoire et cherchant à se rapprocher de cette aïeule dont on n'a jamais voulu lui parler, Jacob se met à fouiller dans les affaires de la défunte pour mieux la connaître. Innocemment, il revêt ses vêtements d'une autre époque, se met à danser sur un de ses vieux disques... et c'est à ce moment que son beau-père le surprend habillé en femme. Même s'il choisit de ne pas en parler à son épouse, l'accumulation de bizarreries autour de Jacob le pousse à l'envoyer dans une école privée isolée dans la forêt. Là-bas, en compagnie de six autres enfants atteints pour la plupart de divers troubles mentaux, Jacob va peu à peu découvrir que l'établissement cache de lourds secrets...


Comme on peut le deviner avec ces prémices où les parents de Jabob l'abandonnent dans cette école pour que son directeur/professeur "guérisse" l'enfant de son étrangeté, la conception de ce que l'on définit comme une différence chez autrui va être une thématique centrale de "L'internat". À travers Jacob, il y a d'abord la construction d'un enfant en pleine recherche d'identité sur plusieurs plans amenés à s'entremêler. D'un point de vue familial d'une part, on demande à Jacob de faire le deuil absurde d'une personne qu'il ne connaît pas, cela ne va bien sûr faire qu'exarcerber le besoin de ce garçon d'en savoir plus sur sa grand-mère et donc découvrir ses origines qui passent par la tragédie qu'a vécu le peuple juif aux heures les plus sombres de l'Histoire à cause justement du simple fait d'être juif. D'autre part, à ce processus où le garçon va jusqu'à aller se vêtir de la garde-robe de la morte s'annexe la question de son identité sexuelle dans une confusion évidente avec la première que le film entretient savamment en ne prononçant jamais le terme d'homosexualité. Ce mot n'a d'ailleurs pas lieu d'être mais dans l'oeil de ceux qui la considèrent comme une défaillance, le fait de se travestir en est un symptôme incontestable. Ainsi, à l'instar du beau-père silencieux, le directeur de l'école se réfèrera en permanence à la différence de Jacob au milieu de ses autres camarades par un insidieux "les gens comme toi" sans autre précision, ce qui permet quelque part de souligner l'enchevêtrement des deux quêtes identitaires de l'enfant en une seule aberration vis-à-vis de l'environnement extérieur.
Doté d'un physique androgyne, Jacob va toujours être renvoyé à ses attitudes efféminées par des réflexions pernicieuses devant lesquelles il se braquera. Puis, au contact des autres élèves atteints pour certains de véritables troubles ou de traumatismes (son colocataire surdoué a sans doute la condition la plus touchante), le garçon va peu à peu saisir que son "problème" n'en est un que pour ceux qui le considèrent comme tel. Sa relation ambiguë avec la seule fillette de l'école qu'il a connu peu de temps auparavant (on pourrait la résumer à une brillante peste mais la révélation de la raison de sa présence dans l'établissement lui donnera une toute autre ampleur par la suite) va devenir l'élément déclencheur dans son apprentissage de soi. Une séquence (splendide) de danse avec elle où les rôles standards de garçon/fille se brouilleront va devenir un levier essentiel pour permettre à Jacob de s'accepter. À partir de ce moment, l'enfant aura compris le chemin à suivre quant à sa véritable nature et que celle-ci n'a pas à être définie par le regard de ceux qui veulent l'éradiquer.
C'est d'ailleurs avec une judicieuse concomitance que le but mystérieux recherché par cette école va nous être dévoilé. Dès lors, non seulement le garçon se sera enfin débarrassé de ses oeillères avec lesquelles on tentait de brider sa quête interne mais le parallèle avec le destin de sa grand-mère (rapporté sous forme de flashbacks) va également prendre tout son sens. Celle-ci s'est battue dans un passé pas si lointain contre des tortionnaires la jugeant inférieure à cause de sa seule condition, Jacob va alors devoir en faire de même.
Dépouillé de tout ce qu'il induit, on pourrait reprocher au film d'aller vers un twist aussi simple que radical d'un point de vue uniquement scénaristique mais c'est justement de tous ces développements en orbite autour de lui qu'il tire sa principale force, allant jusqu'à amener son propos sur la survie de la différence dans les proportions les plus extrêmes et cruelles qu'il soit. Avec un rapprochement historique autour d'un eugénisme terrifiant amené à se répéter, "L'Internat" va complètement aller au bout de son propos en le déviant vers une froideur inhumaine restant hélas aux limites du plausible. Bien sûr, le film n'est pas exempt de maladresses avec une tendance à faire couler le sang un peu trop facilement dans son dernier acte (bon, ok, c'est en adéquation avec son esthétique de giallo, toutefois, la vitesse à laquelle le nombre de cadavres tombe vers la fin laisse un brin perplexe sur le professionnalisme d'un certain personnage) mais, punaise, impossible de ne pas saluer un long-métrage qui a élaboré un tel discours avec une vraie intelligence pour ensuite l'emmener dans ses pires retranchements. Même la dernière victime que fera l'épilogue sera une donnée primordiale à l'aboutissement de tout ce qui a été développé auparavant...


Soyons honnêtes, on ne s'attendait pas à ça, tout juste à un film d'épouvante sortant un peu de la moyenne... Et la surprise n'en a été plus que captivante et retentissante tant "L'Internat" conjugue la pertinence des grandes oeuvres d'autrefois en alliant avec harmonie un fond remarquable à sa beauté formelle aujourd'hui atypique. Une oeuvre différente pour traiter de la force de la différence, voilà ce que nous a réservé ce diable de Boaz Yakin. Et, bon sang, la prise de risques réussie de "L'Internat" détonne et fait un bien fou dans la morosité (de la plupart) des films d'horreur actuels !

RedArrow
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le 4 mars 2019

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