De son expérience en tant qu’assistant de Jean Renoir, Satyajit Ray a hérité d’un savoir faire formel aujourd’hui mondialement reconnu par la profession ainsi que par la critique. Il porte aujourd’hui à lui seul presque toute l’inventivité du cinéma d'auteur indien en s’inspirant notamment du néo-réalisme issu de l'Italie. Dans son second film, « L’Invaincu », le réalisateur continu à suivre le jeune Apu, fictif personnage bengali déjà présent dans son premier film : « La Complainte du Sentier ». La première chose qui frappe, par rapport à ce dernier, c'est le changement de décors, radical. Les maisons fantasmagoriques et la foret étouffante de « La Complainte du Sentier » semblent désormais bien loin. Ici, Ray pose sa caméra dans une gigantesque ville indienne, hantée par ses ruelles surpeuplées, abondantes de vie. Mais malgré cela, la spiritualité reste très présente malgré l'intervention de la science dans le récit. Puisque qu'Apu, une fois devenu jeune adulte, va devoir choisir entre devenir prêtre et rester auprès de sa mère, ou bien partir étudier en la laissant seule dans le désespoir.
Ce qui est fascinant dans ces deux films si particuliers, c’est que c’est toujours Apu qui fait le lien entre les deux histoires, alors qu’il n’est jamais précisément centré dans l’intrigue. Ce qui est au cœur de l’œuvre de Ray, c’est l’émotion. Apu est comme un spectre. Il est, à nos yeux, le seul à être capable d’échapper à la pauvreté régnant autour de lui. Cependant, ce qui vient faire la différence entre « La Complainte du Sentier » et « L’Invaincu », c’est que dans ce dernier, les émotions ont fait place aux personnages. À force de nombreuses ellipses, « L’Invaincu » fait régner une certaine tension entre la mère et l’enfant. Le destin frappe très vite la petite famille. Comme dans le premier opus, les morts s’enchainent, laissant derrière elles un vide semblant irréparable, transcendant la tristesse infinie d’un récit torturé, gardant néanmoins pudeur et délicatesse.
Si « La Complainte du Sentier » mettait en avant la tragédie de la pauvreté, « L’Invaincu » apparaît comme la révolte de la grandeur humaine. C’est avant tout l’histoire d’un cœur désirant hurler son amour, celui d’une femme souffrant bien plus qu’elle ne fait souffrir. La scène du réveil l’illustre parfaitement : La mère d’Apu regarde le soleil se lever, lui rappelant qu’elle doit réveiller son fils aux aurores pour qu’il retourne étudier à Calcutta. Cependant, elle sait que si il part, elle ne s’en remettra pas. Au moment de le réveiller, elle lui secoue l’épaule, avec douceur. Apu ne se réveille pas. Elle se décide finalement à le laisser dans son sommeil. Mais lorsqu’elle recule, elle chute, et c’est seulement à cet instant qu’Apu se lève. C’est peut-être la plus brillante mise en image du dilemme de l’histoire du cinéma, et je pèse mes mots au gramme prêt. L’émotion est parfaitement maitrisée. Ray sait que la retenue est bien plus émouvante que l’expression. C’est pourquoi dans les moments dramatiques, il n’y a aucune larme, juste des personnages aux visages décomposés.
Dans le film, Apu se révèle quasiment insupportable. Sa mère lui donne de l'argent, il ne pense même pas lui montrer une quelconque forme de gratitude. Cependant, on sait que si il ne le faisait pas, le film aurait rapidement chavirer dans une cascade de bons sentiments.
« L’Invaincu », c’est l’effondrement de l’ancien qui fait place au nouveau. Sans excès, Ray nous entraine avec lui, attrape les regards et signe une œuvre d’un humanisme colossal. Les malheurs d’une vie parsemée de petits bonheurs, avec comme seul moyen de survie, l’espoir d’une vie meilleure. Second film de la trilogie d’Apu, seconde réussite pour Satyajit Ray. Du grand art !