Dans "la complainte du sentier", Apu avait sept ans et avait croisé la mort avec les décès de sa sœur et de sa grand-tante. En pleine misère, les parents d'Apu décident de quitter la campagne pour Bénarès.
Dans "l'Invaincu", les parents d'Apu s'installent à Bénarès, près des "ghâts", les fameux gradins le long du Gange, le fleuve sacré. Le père s'emploie comme prêtre dans un temple proche du Gange. Apu a 10 ans et fait rapidement des connaissances parmi les enfants du voisinage.
Sans être dans l'aisance, la petite famille Ray s'est un peu éloignée de la misère.
Dans "l'Invaincu", Apu va quitter l'enfance pour l'adolescence puis, doué, il obtient une bourse pour faire des études plutôt scientifiques à Calcutta, quittant le giron familial où un emploi de prêtre brahmane lui était "naturellement" destiné.
Le film se focalise sur deux personnages le père et la mère dont les acteurs sont les mêmes que dans "la complainte du Sentier".
Le rôle du père est joué par Kanu Bannerjee tandis que le rôle de la mère est tenu par une certaine Karuna Bannerjee qui a changé de nom entre les deux films. Mon petit doigt aurait tendance à me dire qu'ils ont dû se marier entre les deux films...
Revenons au personnage du père qui représente ce que j'appellerais l'Inde traditionnelle dans son refus du progrès, de la médecine moderne et ne se soignant qu'à partir des plantes. C'est aussi le rituel des ablutions dans le Gange, la ferveur dans la lecture ou le chant des textes sacrés. Mais le père ne se contente pas de transmettre ces valeurs à son fils. Il veut pour lui le meilleur et lui tend la possibilité d'une liberté afin qu'il puisse choisir et aller vers la modernité "incarnée" par la langue anglaise.
Ce n'est pas dit aussi explicitement mais à travers une discussion symbolique qui rend la scène bien plus belle et subtile : alors qu'il est couché, gravement malade, lors d'une fête religieuse importante, il enjoint son fils, qui a été commis par sa mère à son chevet, de rejoindre ses petits copains à la fête pour s'amuser à lancer des pétards.
Comme la mort de la sœur d'Apu dans "la complainte du Sentier", la mort du père d'Apu sera tout aussi remplie de symboles. Il boit une dernière fois l'eau du Gange, source de vie et de mort, et son âme explose et se transforme en un envol d'oiseaux sous une déchirante musique de Ravi Shankar.
D'un personnage qui apparait au début de "la complainte du sentier" comme insouciant et dans le déni, laissant sa famille pour aller travailler ailleurs, dans "l'Invaincu", il acquière une maturité et une gravité qui est touchante et surtout lucide.
Mais c'est le personnage de la mère qui est ici poignant. Beau et poignant.
A la mort du père, elle retourne à la campagne avec Apu, imaginant pour lui un avenir de prêtre brahmane à proximité, de sorte à rester avec son fils. Mais le Destin est désormais en marche et elle ne pourra s'opposer à la volonté de son fils de pouvoir faire des études puis de vivre sa vie. Bien que très fière des capacités de son fils et partagée par son amour, le chagrin la submerge car elle sent venir l'arrachement du fils à son aire d'influence et la solitude.
Là aussi, tout est en symbole avec la silhouette du train qui ne cesse de circuler à l'horizon et qui ramène de plus en plus rarement son fils.
Reste le jeu des acteurs qui jouent le personnage d'Apu aux différents âges entre dix et vingt ans : les acteurs ont sûrement été soigneusement choisis pour rester cohérents. Ce qui se traduit en particulier dans le regard très pénétrant et très observateur de chacun d'entre eux. D'un regard admiratif pour le père et respectueux pour la mère au début, on passe progressivement à un regard détaché et toujours respectueux à la fin. Et quand ce sera trop tard, il pleurera amèrement puis repartira pour Calcutta pour vivre sa vie.
Comme "la Complainte du Sentier" qui se terminait par l'arrachement à la maison familiale (en ruine), "L'Invaincu" se termine par un arrachement définitif à ses parents.
"On ne peut pas avoir toujours ses parents", dira l'oncle à Apu, ponctuant le devenir d'Apu
"L'Invaincu" est un film au moins aussi fort que "la Complainte", peut-être plus poignant, et toujours bercé par la remarquable et si opportune musique de Ravi Shankar.
Vivement la troisième partie du cycle d'Apu ...