C'est vers l'âge de vingt ans que j'ai lu ce livre. Pas par hasard, je me souviens très bien qu'un copain me l'avait recommandé. J'avais bien aimé. Cependant, je n'ai jamais éprouvé le besoin de le relire car il m'est resté assez présent … Quand est sortie l'adaptation de Zurlini en 1976, je suis allé la voir et l'ai appréciée. Mais je n'ai pas relu à cette occasion le roman comme cela m'arrive fréquemment pour bien d'autres œuvres romanesques. "Le désert des tartares" est donc un roman un peu à part dans ma tête.
Vingt ans : je faisais alors mes études et mon avenir n'était, certes, pas certain mais commençait à se dessiner avec une plus ou moins grande précision. Je veux dire par là que je n'étais plus adolescent avec des rêves, des espérances ou des illusions. Mais je n'étais pas encore l'adulte salarié, marié avec charge de famille et tout le toutim …
Je viens de le relire, à la retraite, mais cette fois, mon avenir est plutôt derrière moi…et je constate que j'ai plutôt fait mienne la phrase de Sénèque que je cite de mémoire "la vie, ce n'est pas d'attendre l'orage, c'est d'apprendre comment vivre sous la pluie". Je ne suis pas sûr d'avoir jamais attendu l'orage et me suis toujours contenté de vivre sous la pluie…
Toutes ces précisions, anodines, sont en fait essentielles car je pense qu'elles interférent sur la façon de lire le livre et d'en apprécier la portée. Je ne suis pas sûr que j'aurais apprécié de la même façon le roman lorsque je travaillais, par exemple, par crainte de l'effet miroir.
Tout le monde connait l'histoire racontée par Buzzati que je vais résumer à grands coups de serpe. Un jeune officier sorti de l'école est affecté dans un fort à la frontière, en limite d'un désert. Il va y passer sa carrière à attendre un potentiel envahisseur tartare. A la fin, gravement malade, l'ennemi, enfin, s'approche du fort mais ce ne sera plus son combat.
Le roman est un livre sur l'illusion que porte la jeunesse en elle-même. La force de la jeunesse est le désir de faire quelque chose de nouveau, d'apporter sa pierre à l'édifice, de contribuer à un progrès, une construction. Tout semble facile. Il suffit d'y aller, de se bouger.
Le lieutenant Drogo arrive au fort avec ses forces toutes neuves pour en découdre avec l'ennemi, se tailler sa part de gloire, gagner quelque breloque. D'ailleurs c'est à qui aura la plus grosse jumelle pour voir l'ennemi, le premier.
Mais observer le désert, guetter l'ennemi est un privilège auquel le nouvel arrivant au fort ne peut accéder que s'il accepte de rester quelques mois, de s'engager à rester, de ne pas utiliser la procédure de rapatriement.
Le roman est bien sûr un livre sur le temps qui passe … Mais c'est un piège car le lieutenant Drogo, d'abord dans l'attente (fascinante) de l'ennemi, doit commencer à se former au règlement, à la routine de la vie de garnison, aux tours de garde ; au début, c'est fastidieux comme tout apprentissage. Mais c'est la condition numéro un pour être prêt pour le grand soir, pour le jour où arrivera l'ennemi. Comment pouvoir riposter efficacement s'il manque un bouton sur une guêtre, si on ne respecte pas le fameux mot de passe…
Et puis, le jour où on est opérationnel, où on est enfin convaincu de la nécessité du règlement, s'installe la satisfaction de la routine et la certitude qu'on est prêt. "Les habitudes de vie" dira Buzzati …
Le roman c'est aussi un livre sur la peur du changement ou sur la résistance au changement.
Lors de sa permission de deux mois, le lieutenant Drogo retourne à la ville au bout des quatre premières années, revoit ses anciens amis et notamment Maria. On sent que le destin est prêt à basculer pour Drogo et Maria sous réserve que Drogo fasse le premier pas. Mais la profonde satisfaction de la routine et de l'attente que Buzzati appelle aussi plus poétiquement "la fascination exercée par le vieux fort et le désert" sont bien plus forts que l'amour offert par Maria. Cela impliquait trop d'efforts de sa part que de risquer le tout pour le tout en changeant de vie, en retrouvant une joyeuse vie sociale de garnison, les fêtes, un autre rythme de vie.
Il est temps de conclure pour dire que ce livre, très dépouillé dans son style et dans les descriptions du fort et de la vie ascétique de garnison, est très puissant.
Il pousse le lecteur à se situer, à s'interroger par rapport au parcours d'un lieutenant Drogo et pourquoi pas, peut-être, à se remettre en cause. J'en reviens toujours à la phrase de Sénèque sur la vanité de l'attente de l'orage.
Sachant que la loi physique la plus importante dans notre monde est la loi de l'inertie.