Il y a de ces romans qui nous disent bien plus de choses sur la vie que certains essais très bavards. Ce genre de fictions, qui, par ce qu’elles contiennent en filigrane, nous en apprennent plus sur nous-mêmes que le meilleur des livres philosophiques.
Le Désert des Tartares fait partie de ces œuvres fortes et intemporelles, qui ne perdront jamais de leur pertinence. Un livre, qui, comme un coffre-fort, contient une richesse immense, mais dont on ne peut profiter pleinement qu’après l’avoir refermé.
En effet, l’histoire de ce soldat tout heureux d’échapper à la monotonie de son académie militaire, Giovanni Drogo, qui va se retrouver affecté malgré lui au Fort Bastiani, une citadelle réputée très calme et où l’ennemi n’attaque jamais, n’est qu’un prétexte pour mettre le lecteur face à face avec son existence, et une mise en garde contre la vacuité de celle-ci. C’est en cela que la réflexion qu’inspire le livre est presque plus importante que le livre en lui-même et son style, finalement assez simple mais très efficace.
La comparaison qu’on peut faire avec la pièce de théâtre En Attendant Godot de Samuel Beckett est assez facile, mais pertinente, et je m’en sers donc pour l’analyser. Le thème de l’attente est omniprésent dans les deux livres. Giovanni Drogo, qui rêve d’exploits militaires toute sa vie, va finalement passer à côté de celle-ci en attendant l’ennemi que constituent les Tartares de l’autre côté du désert, ce qui signifierait pour lui l'occasion de lui offrir une reconnaissance et une gloire éternelle. Dans la pièce de théâtre irlandaise, les deux héros s’ennuient de pied ferme pendant toute la diégèse et cherchent des moyens de distraction, en vain. Dans les deux oeuvres, les héros mettent en place des stratagèmes pour tenter d'échapper à leur situation. Dans les deux cas, une promesse est faite aux protagonistes mais elle n’est pas tenue. Enfin, presque. C’est ce qu’on croit pendant une bonne partie du roman italien.
Là où les deux livres diffèrent, c’est que Godot n’arrivera jamais, abandonnant les deux compères à leur triste sort. Dans Le Désert des Tartares, cet ennemi invisible symbolisé par les Tartares est la mort elle-même, par analogie. Et elle ne pointera le bout de son nez qu’à la toute fin du livre. D’ailleurs, l’identification de l’une à l’autre faite par Dino Buzzati de manière implicite est tout à fait géniale, car en rendant les Tartares difficiles à distinguer et très éloignés du Fort, souvent représentés par des formes noires à peines mouvantes, cela permet de magnifier l’état d’angoisse permanente qu’on a à les attendre, mais surtout, de réaliser à quel point nous ne savons rien d’elle/eux. Dans les deux cas, c’est une menace qui pèse sur tout le monde, dont nous sommes certains qu’elle va arriver, mais que nous ne connaissons absolument pas. A la fin du roman, Giovanni Drogo a le même mécanisme de défense que tout être vivant qui s’apprête à mourir met en place progressivement et involontairement. Tout d’abord, il est dans le déni de sa maladie et refuse de se voir mal en point, en prétextant que son teint jaunâtre n’est pas lié à son état de santé. Puis, il prend peur et conscience de ce qui l’attend, se rend compte de ce qu’il va manquer en mourant : la confrontation avec l’ennemi, mais puisque l’ennemi est en fait la mort, cela signifie qu’en étant mort, il n’éprouvera jamais cet état, comme le fait qu’il ne combattra jamais les Tartares. Enfin, l’acceptation est là et le sourire final en dit long sur ce cheminement. Il symbolise l'arrivée de la délivrance ultime et donc la fin de la souffrance (aussi bien celle qu'il a éprouvée lors de sa vie tout entière, une douleur psychique, que celle de ses derniers instants, une douleur physique).
Le désert qui sépare le Fort de ce peuple barbare peut en réalité être assimilé à la vie. L’ennemi qu’on voit au loin, se rapproche tout doucement, en empruntant ce désert. Et ce désert est par définition vide, comme la vie du personnage principal. En effet, Giovanni Drogo aura passé sa vie à attendre, mais pendant ce laps de temps, il aura tout simplement oublié de vivre. Oscar Wilde nous dit : Vivre est la chose la plus rare du monde, trop de gens se contentent d’exister. Cette citation est en parfaite adéquation avec le propos de Dino Buzzati dans Le Désert des Tartares.
Beaucoup de lecteurs considèrent ce livre comme extrêmement défaitiste et pessimiste, puisqu’il suggère que nous passons notre temps à attendre la mort, qui intervient alors comme le salut de nos existences pour nous délivrer de l’ennui. Au contraire, je n’ai jamais vu meilleure invitation à cueillir le jour et profiter de chaque instant que nous offre la vie. Dino Buzzati nous recommande justement d’éviter d’être des Giovanni Drogo et consumer notre temps à attendre, mais à l'inverse, d’embrasser notre existence et de ne pas passer à côté de celle-ci. A la manière du Mythe de Sisyphe d’Albert Camus, ce court roman nous suggère brillamment ceci : puisque la mort est la seule certitude que nous avons, autant mettre à profit cette certitude pour donner un sens à nos vies et agir, plutôt que rester dans l’expectative. Du moins, c’est ce que j’essaye d’en retenir au lieu de me morfondre.
Car le temps file, file, file, et lorsqu’on s’aperçoit qu’on arrive au bout, c’est peut-être déjà trop tard.
Ce qui me permet de citer Pink Floyd pour conclure :
« Every year is getting shorter never seem to find the time.
Plans that either come to naught or half a page of scribbled lines
Hanging on in quiet desperation is the English way
The time is gone, the song is over. »
Non, je n'ai rien à dire de plus.