La grande sensibilité de L’Odeur de la papaye verte répand pendant une heure et demie une somme de saveurs et de sons qui sont le fruit d’échos lointains : la pluie sur les feuilles, son bruit si particulier depuis l’extérieur ou l’intérieur ; les avions qui passent au-dessus, bien qu’on ne les aperçoive pas ; les coups de machette sur la papaye, jusqu’à en inciser le ventre pour en palper les graines. Les souvenirs d’enfance des gestes maternels chers au réalisateur se voient ici revivifiés avec délicatesse : Trần Anh Hùng brosse un portrait flamboyant d’une servante à deux âges de la vie et peint son éveil aux sens doublé d’une révolte croissante contre sa condition, révolte silencieuse et farouche, à l’image du jeu de chat et de souris auquel s’adonnent Mui et Khuyên dans la maison de ce dernier. Et là où le film frappe fort, c’est dans la conviction que la servante, par des années d’attention à son environnement certes restreint, a su garder intacte sa matière vive, puits de poésie et de sensibilité qu’elle finit par exploiter via l’apprentissage de la lecture. Mui se trouve dédoublée par la métaphore des grillons encagés : ils chantent, parcourent leur petit espace selon des habitudes adoptées malgré eux ; l’œuvre s’achève ainsi sur l’ouverture de la porte, de même que l’épouse artificielle se détourne de son mari par jalousie. Mui comprend le piano, vibre aux créations musicales de son amant ; Thu, quant à elle, n’écoute pas, fascinée par ce qu’elle ne possède pas encore. Mui casse les vases par inadvertance, elle méprise sans le vouloir le matériel, reste calme (voire amusée) devant les affronts lancés par le petit maître de maison. La patience est son fardeau tout autant que la clef de son évasion.
Seule compte la figure maternelle, celle qui apparaît en songe, celle que prononce l’enfant endormie. L’Odeur de la papaye verte suit un mouvement à la fois circulaire et ascendant : d’une part, Mui quitte la mère pour mieux se raccorder à sa propre maternité – les graines du fruit domestique ont germé en elle –, d’autre part, elle s’affranchit peu à peu des liens hiérarchiques dégradants pour devenir la petite-fille symbolique d’une grand-mère meurtrie par le temps et les disparitions, pour devenir l’amante de celui qu’elle a toujours aimé. La mise en scène propose de nombreux plans en travelling qui génèrent une impression de glissement : l’émancipation progressive de la servante est un mouvement naturel, suit une fluidité magnifique. Preuve que la condition sociale ne dit rien des trésors que peuvent détenir en leur for intérieur les personnes privées de parole ; preuve que l’amour soulève les barrières, redistribue les cartes.
On regrettera toutefois que le cadre vietnamien soit l’objet d’une reconstitution en studios : en dépit de la qualité des décors prime ce je-ne-sais-quoi de faux qui nuit en partie au climat d’authenticité dans lequel s’inscrit le long-métrage. Il s’agit là d’une vision rêvée, esthétisée, certes. Mais le rythme naturel du village ou de la ville n’était pas incompatible avec une telle démarche ; mieux, il aurait apporté un contrepoint brutal et âpre nécessaire à la construction par l’image de la forteresse sensible où se répercutent bonheurs et malheurs, entrées et sorties, naissances et décès : le foyer.