Derrière ce récit médiéval espagnol, le programme est composé sur le papier de deux principales sections. D'abord, raconter sous la forme biographique romancée pour le cinéma un petit bout de la vie de Emma de Barcelone, une religieuse catalane du IXe siècle qui fut nommée abbesse à l'âge de 17 ans dans une région appartenant aux territoires frontaliers, en guerre avec les Maures, dans le but de repeupler ces terres ravagées par les affrontements et s'assurer de l'évangélisation des pauvres hères affamés qui appartenaient à l'Espagne arabo-musulmane. Ensuite, même si cette lecture reste biaisée et n'aurait pas été perçue ainsi 30 ans en arrière (on doit pouvoir trouver des fictions sur ce sujet qui cochent les mêmes cases), on peut percevoir dans le geste de Antonio Chavarrías une volonté d'injecter des composantes en lien avec le féminisme et le racisme — ne serait-ce que dans la sélection opérée — qui n'existaient pas il y a plus de mille ans.
Malgré tout, "La abadesa" conserve des arguments intéressants y compris dans ces directions-là, le personnage d'Emma étant en soi intrigant et le film ne se laissant jamais aller à des élans de violence ou de condamnation morale trop lourds ou trop évidents. Il y a bien sûr des partis pris qui relèvent d'un certain degré de consensuel pour figurer à l'écran la méfiance suscitée par la nomination d'une aussi jeune abbesse au sein de l'abbaye, comment les suspicions se propagent au sein de la sororité, autant de dispositifs narratifs qui ne brillent pas par leur originalité et qui se laissent trop anticiper. En marge de cela, les rapports à la masculinité s'illustrent forcément par leur caractère particulier, que ce soit au travers du personnage du frère (dont la remise en question progressive du pouvoir va de pair avec une inimitié grandissante) ou d'un des rares hommes à pouvoir échanger avec les sœurs (sur le plan théologique dans un premier temps). La thématique du doute et de l'envie fait inévitablement son apparition, sans aucune trouvaille et empruntant des sentiers bien balisés, mais elle se trouve rehaussée par deux aspects / points forts du film : l'innocence malmenée d'Emma, qui avance en territoire beaucoup plus hostile qu'elle ne l'imaginait, et la photographie très soignée qui joue sur de nombreuses tonalités sombres, les robes noires des religieuses en contraste avec les lumières chaudes des bougies dressées devant des effigies, avec les extérieurs blancs et glacés des terres enneigées jamais loin.