Deux nostalgies cohabitent dans le nouveau projet des frères Coen : celle du western, bien entendu, âge d’or du cinéma américain et regard sur le folklore de ses origines, ainsi que celle d’un versant un peu oublié du cinéma, le film à sketchs qui fit la part belle du cinéma italien ou de deux œuvres majeures de Max Ophuls. A l’origine présenté comme une série en six épisodes, le résultat final est un bout à bout d’histoires aux longueurs et tonalités disparates. On ignore les raisons qui ont motivé ce changement de format, mais il est en tout cas légitime, évitant notamment les longueurs et phases de remplissages qui contaminent inévitablement les séries.
L’exploration du western, genre déjà visité par le duo, est l’occasion d’une anthologie parfaitement assumée, recensant la somme des poncifs qui le composent. Rien ne nous sera épargné, du convoi aux indiens, des chercheurs d’or aux diligences, en passant par les duels, les saloons, le désert et les étendues neigeuses.
Le film, soutenu en cela par un parcours dans un livre aux illustrations couleurs introduisant chaque segments, fonctionne avant tout par tableaux, isolant des clichés (notamment, dans les deux premiers segments, le saloon et la banque, littéralement posés au milieu de nulle part), lieux et paysages dans lesquels un récit pourra advenir. Le recours au numérique pique un peu les yeux de temps à autre, mais la belle photo de Bruno Delbonnel, déjà l’œuvre sur le gris et laiteux Inside Llewyn Davis, parvient à dorer d’un voile pictural les différentes atmosphères.
Car si les récits varient, les registres le font tout autant. Le premier segment, satirique et cartoonesque, laisse présager une parodie générale dans laquelle l’humour burlesque aura la part belle. Le sketch suivant pourrait confirmer cette approche, mais progressivement, une certaine mélancolie s’installe, notamment par la rupture de Meal Ticket, sorte de dépression étonnante où la récitation d’un acteur homme tronc contraste terriblement avec le silence pesant qu’est sa vie hors de scène. Alors que les personnages parlaient peu, ou seuls (le beau monologue, râpeux et tellurique de Tom Waits face à la terre gorgée d’or dans une nature qui n’attend que son départ pour reprendre ses droits), le dernier tiers va faire la part belle à l’émancipation du dialogue. Dans The Gal Who Got Rattled, le plus long et romanesque segment, la synthèse entre les paysages, l’épaisseur des personnages et leur possible évolution atteint son apogée. Après l’ironie morbide des débuts, et le constat connu sur un monde violent et injuste ponctué par des coups de feu aussi spontanés qu’imprévisibles, on fait la part belle à l’idée d’une conquête qui serait modeste et tiendrait compte de la part sentimentale des êtres : le cow-boy maladroit désireux d’établir un foyer, la jeune femme s’émancipant d’un silence pour découvrir les vertus de l’échange, et le taiseux rustre combattant les dangers de la Plaine. Le dernier segment, par l’unité de lieu confiné de sa diligence, porte le dialogue aux sommets de la vanité et de la comédie de caractère, conduisant les wagons des segments précédents vers une conclusion sépulcrale, convoquant tout à la fois Tarantino et Maupassant.
L’unité se dessine par touches disparates, mais se constate surtout dans le plaisir généré par l’ensemble : l’écriture est toujours aussi fine, l’interprétation impeccable et les comédiens choisis avant tout pour leur présence et la singularité de leurs traits. Autant de qualités qui faisaient défaut à un autre film pastiche en forme de collage, Hail, Caesar ! La gravité mélancolique qui irriguait la modestie apparente d’Inside Llewyn Davis permet ainsi à l’œuvre de dépasser le simple livre d’images, hommage passéiste ou pastiche gratuit, par la combinaison de forces indispensables : le plaisir de l’écriture, l’enthousiasme de la picturalité et la sincérité de la tendresse pour cette violente et pourtant combative comédie humaine.