1969, Armstrong est le premier homme à arpenter l’astre de la nuit quand Woodstock crée la légende en faisant de 3 jours de paix un hymne pour l’éternité. Qu’importe le bond de géant quand les petits pas de l’Homme s’immortalisent en musique. Car 1969, c’est aussi une petite danse dans les contrées lituaniennes. Celle orchestrée par le (trop) méconnu Arūnas Žebriūnas qui, dans La Belle, exhorte le pouvoir de l’imaginaire, du regard et de l’enfance, entre quelques rayons de soleil et deux pas de danse.


Lumineuse, joyeuse joueuse, Inga n’en a que faire de l’Histoire : traversée de soleil, elle danse, se pavane, insouciante, sous le regard des garçons, et part à la récolte aux compliments : « Elle est belle comme une princesse », « Elle brille comme le soleil », « Elle danse comme un flocon de neige ». Oui, la petite Inga Mickyte, personnage et interprète, est un peu tout cela à la fois. Ramassant les éloges pour en faire un bouquet de douceur, Inga, jeune blonde aux yeux d’argent et aux « laides » taches de rousseur, bouge, agite ses bras et enchante la caméra. Du feuillage nimbé de lumière à son rituel dansant, l’ouverture de La Belle confirme ainsi la vérité absolue de son titre : la beauté est là, dans un sourire d’enfant, dans un jeu où le mouvement est vecteur d’émerveillement. Dans ce tournoiement où se fige le temps, Inga danse, libre comme un air de musique, dont la caméra semble en recueillir l’ivresse solaire ; celle d’un accompagnement musical où l’insouciance infuse dans une mélodie pop et vivifiante : une mélodie de boîte à musique, ravivant le souvenir d’une petite danseuse, tournoyant sans avoir besoin de remonter sa manivelle. Hypnotique, le mot est faible. La séquence nous ensorcelle – et c’est peu dire – en nous emprisonnant dans un long mouvement circulaire, replié sur lui-même, comme la boucle de l’enfance, que rien (ou presque) ne saurait altérer.


Et altérée, la danse le sera : l’arrivée du nouveau, de l’enfant « critique » (et de ses moqueries), poussera Inga à se remettre en question et à interroger la notion même de beauté. Intrusion du « hater » dans le cercle d’amis, cette angoisse sociale du lien avec Autrui. Mais l’élément perturbateur s’apparente davantage à un élément libérateur : c’est dans l’affront qu’Inga prend conscience d’un extérieur, invitée à sortir du cercle, de sa zone de confort, pour expérimenter et découvrir un nouveau monde où la beauté se montre sous un nouveau jour. Sa philosophie ? Là encore, le récit semble prescrire l’émancipation pour Inga. Sa petite heure d’errance urbaine se transforme en une quête, en un récit d’apprentissage où elle apprend à ne plus vivre dans l’avis des autres : chercher cette beauté qu’elle pense ne pas avoir, et apprendre qu’elle est à la fois partout et nulle-part. Vivre sa vie, simplement.


Peut-être pourra-t-on reconnaître le Cría Cuervos de Carlos Saura dans l’insouciance de cette danse, libérée de l’encadrement parental, sur laquelle s’écrit la partition de l’enfance. Gérard de Nerval semblait avoir tout compris à cet état d’insouciance : « Qu’ils étaient doux ces jours de mon enfance, où toujours gai, sans soucis, sans chagrin, je coulai ma douce existence, sans songer au lendemain. » Dans La Belle, le personnage d’Inga court, joue, se cherche, expérimente et cherche à comprendre ce monde où rien n’a de sens. Jeux Interdits ? Arūnas Žebriūnas ne choisit jamais d’emprunter la voie de l’angoisse sociale, mais construit chaque plan autour d’une fulgurante beauté, celle de l’enfance, qui n’a que faire de politique et de jeux de société : livrés à eux-mêmes dans une ville où les adultes font office de seconds rôles, les enfants errent, jouent et découvrent un monde sur lequel se projette leur imaginaire. L’école buissonnière, celle où la déambulation côtoie l’observation : les yeux grands ouverts sur ce monde, Inga se met à le questionner, à se confronter à cet univers mouvant où tout est affaire de perception.


Dans un subtil jeu de miroir entre mère et fille, c’est d’ailleurs toute cette notion de beauté qui s’interroge, au travers du reflet et du temps qui passe sans s’arrêter : tout passe ainsi par l’imitation (coiffure et boucles d’oreille) et par l’apparence, de la petite Inga admirative de sa mère. Scène par ailleurs située dans une pièce presque vide où dénote un tableau de femme : peut-être l’intériorité de cette mère, évacuée du présent et figée dans une peinture d’antan. Car tout semble se détériorer, subir les affres du temps, dans une atmosphère qui semble pourtant en figer chaque élément : la ville est désormais synonyme d’errance, d’espérances et d’absence. A l’instar de ce chien, guettant un maître qui ne reviendra pas (Hatchi ?), ou de cette mère, espérant le retour d’un vieil amant. Une mère pareille à un chien ; l’attente est devenue une routine, tout comme le deuil une mécanique du présent. Patienter au salon de coiffure, c’est aussi faire le deuil du temps, et évoluer dans une modernité consumériste, où l'industrie cosmétique, société du jugement, impose ses critères de beauté et ses normes physiques.


« L’aurone », A Song of Humans ? Subtilement politique dans son approche de l’attente, La Belle est aussi un acte de foi, là où l’impossible se réalise à force d’y croire : faire fleurir un « balai » de branches pour que l’imaginaire populaire redonne un nouveau souffle à la réalité, à une nation abandonnée. Puisque Žebriūnas portraitise une société en évolution où le passé est balayé par la modernité, ne laissant que des ruines, des quartiers délabrés et une idéologie communautariste/ socialiste en retrait. L’individualisme prend racine dans de nouvelles solitudes et de nouvelles attentes. La société de La Belle semble prise en étau, dans le transitoire et le continu, entre modernisation et passé, entre évasion et interdépendance.


Ne restent alors que quelques fabulateurs. Assis sur un banc (emplissant tout le cadre), une petite fille comme seul auditoire (qui voit dans ces ruines simplement quelques fleurs), un vieil homme (et l’amer) raconte : sa vie, sa maison détruite, et l’espoir d’un renouveau sur les ruines de son passé. Une scène où s’exhorte le pouvoir de la narration, sublimée par une caméra flottante, jouant sur des effets de distanciation, entre attachement et détachement, entre travelling avant et inversement. De ce dialogue entre deux extrêmes (jeunesse et vieillesse), entre souvenirs et imaginaire présent, La Belle invite au dépassement de la réalité, à voir au-delà des terrains vagues et des chantiers communistes, quitte à transfigurer le réel pour l’embellir par la pensée. Le prologue, quant à lui, bouleverse, et prouve, une nouvelle fois, que les plus « sages » sont bien souvent les enfants : la petite fille réchauffe le cœur de sa mère sans espoir en déclamant sa beauté, le temps d’une partie de « Belle » où les compliments se passent de l'enfant au parent ; avant que la danse ne reparte, et ne libère Inga de l'enfermement d’un public. Elle peut désormais bouger seule, pour son simple plaisir, et l'ivresse de la danse.


Peut-on affirmer que La Belle est une œuvre « Impressionniste » ? Tout à fait. Puisqu’elle semble saisir le monde au travers de ses impressions, soleil levant, et de ses sensations, dans la griserie d’une danse et la poussière d’une ronde en plein air. La contre-plongée d’ouverture inscrit elle-aussi immédiatement le film dans une veine naturaliste, où les arbres laissent filtrer quelques rayons de soleil, avant que l’urbanisation croissante n’envahisse le reste du film. Jouant sur les ruptures & les séquençages, tout en soignant chaque élément de sa mise en scène, Arūnas Žebriūnas compose une œuvre mélancolique, où la musique nous emporte, à jamais, dans un tourbillon d’émotions. Créant des espaces fluides incertains où s’épanouit l’imaginaire enfantin, Arūnas Žebriūnas va pousser jusqu’au paroxysme cet éclatement de la forme par le fourmillement des touches dans un même mouvement circulaire.


Toute sa mise en scène est ainsi érigée à hauteur d’enfant, comme si Inga adaptait et influençait le monde qui l’entoure à son propre regard. Plus qu’un regard, Žebriūnas en capte le mouvement ; l’enfance étant tout sauf statique, la mise en scène se doit ainsi d’être en déplacement constant : de panoramiques en travellings, de zooms émotifs en fluidité formelle, Žebriūnas s’impose comme un fabricant de belles images, composant de superbes mouvements de caméra, à l’instar de ceux constituant la scène de la serre. Cadrant les visages et les regards dans un noir et blanc davantage orienté vers le clair que vers l’obscur, Žebriūnas ne cherche jamais à faire dans le sensationnel, et y préfère la simplicité formelle : simplicité du propos, délicatesse de la photo, et précision du cadrage font de La Belle une œuvre aussi pure qu’éclatante.


Entrons dans la danse… De son ambiance lumineuse, où s’excitent les visages et se meuvent les cœurs, La Belle convie notre regard à l’observation de la vie en mouvement : de ces légères envolées qui expriment l’espoir, l’ivresse et l’abandon face à la fixité de l’ennui, ne reste qu’à se laisser-aller, sur ce rythme enfantin où tournent et s’immobilisent les chérubins. La Belle est une madeleine de Proust, un appel à l’insouciance. Comme si faire des films d’adulte sur l’enfance n’avait que pour seul objectif la simple réminiscence de cet état perdu. Faisant basculer son approche naturaliste dans un onirisme enfantin, Žebriūnas cherche le sentiment à fleur de peau, dans l’ambiance libertaire d’une « nouvelle vague » lituanienne.


La Vie, avec un grand V, proteste ici contre la froideur du progrès, contre le silence, la douleur de l’attente et la misère. Puisque La Belle immortalise, avant tout, la lumière de l’innocence, dans la manifestation virevoltante de notre inaliénable liberté ; celle que l’on perd avec l’âge et que l’on aimerait bien souvent retrouver. Car La Belle est cette poésie de l’ordinaire, où les petits riens font les grandes émotions, et où la danse de l’enfance ravive de douces impressions. Victor Hugo acquiescera aisément en affirmant : « Dansez, les petites filles, Toutes en rond. En vous voyant si gentilles, Les bois riront. […] Dansez, les petites belles, Toutes en rond. Les oiseaux avec leurs ailes, Applaudiront. » En attendant que les oiseaux la portent aux nues, permettons-nous de saluer cette Belle, et son intensité de vie extraordinaire.


Alors on danse ?


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