Des lendemains qui déchantent
Natalia et Carlos, la vingtaine, sont en situation précaire : ils tentent de subsister au quotidien, mais la situation se complique le jour où Natalia tombe enceinte. Avec un sujet social au si fort potentiel misérabiliste, Jaime Rosales fait preuve d’un sens opportun de l’épure. Son film est porté par une écriture rêche, dénuée d’afféteries, faite de répétitions (le cercle vicieux du quotidien) et de descriptions d’une rigueur toute documentaire (La Belle Jeunesse est un film très chiffré – on y parle constamment d’argent, de montant que l’on perçoit ou que l’on dépense). Par son jusqu’au-boutisme, il se pose comme un état des lieux glaçant d’un pays à la dérive (l’Espagne minée par la crise économique), mais plus largement, de l’Europe toute entière, puisque même les nations les plus « saines » ne sont qu’un refuge illusoire (à cet égard, La Belle Jeunesse pose la question, passionnante, de phénomènes de migration internes aux pays européens).
Au plus près de son couple principal, Rosales donne à voir une béance – celle d’une jeunesse sacrifiée qui tente de s’extirper du climat de résignation ambiant : contrairement à leurs aînés, elle n’a pas encore perdu la faculté de rêver à un avenir plus radieux. Avec un souci constant de justesse, le cinéaste donne la pleine mesure de la frustration inhérente au fait d’être pauvre dans un modèle social gouverné par la consommation à outrance. Pour autant, il ne tombe pas dans la démagogie : cette mécanique de l’argent comme seule mesure valable dans un monde sans valeurs déteint sur les personnages eux-mêmes. En témoigne l’agression de Carlos, moment a priori fort du récit qui se retrouve finalement réduit à un simple prétexte mercantile (comment tirer parti de la situation en touchant un maximum d’indemnités).
Rosales a cependant le bon goût de s’éloigner du simple constat social en forme de chronique réaliste, aussi bien dans ses partis pris plus voyants que dans son travail du détail. Il y a quelque chose de l’ordre du poétique urbain (antonionien ?) qui se joue dans ces quelques instants éparses où la caméra s’attarde, en clôture d’une séquence, sur les lieux de l’action (un tribunal, un terrain vague, un salon d’appartement) désormais vidés de toute présence humaine. Les choix stylistiques du cinéaste trouvent cependant leur forme la plus manifeste dans la stratégie d’éludement mise en œuvre tout au long du film, qu’elle se traduise par un recours au hors-champ (l’agression de Carlos) ou un usage répété de l’ellipse.
Ainsi, les deux événements qui bouleversent la vie des protagonistes (la naissance du bébé, le départ de Natalia en Allemagne pour trouver du travail), promesses finalement illusoires de nouveau départ, nous sont-ils donnés à voir sous un mode de représentation indirect, transversal : par l’intermédiaire d’une interface de téléphone, des messages et photographies qui y circulent. Ce procédé, en soi assez laid sur un plan exclusivement esthétique, témoigne pourtant d’une belle audace, et ce d’autant plus que le son, exceptés les bruits émis par le téléphone lui-même, y est totalement évacué (un moyen, peut-être, de rendre compte du silence inhumain de la technologie). Le défilement en accéléré de la somme de messages et de photographies accumulés sur le téléphone provoque un véritable effet de sidération (une vie se résume-t-elle à ça ?).
Dans cette optique, on pourrait reprocher à Rosales de faire dans le discours un peu binaire, à savoir l’opposition entre le film comme représentation du réel (avec grain de pellicule et filmage en caméra épaule en imparables garants d’un soi-disant label « vérité »), et les intermèdes « connectés » comme sphère hermétique, illustrations d’un univers virtuel totalement déconnecté de la réalité du monde, où l’on se crée sa propre image. Ce serait pourtant ne pas voir ce qui est à l’œuvre dans ces passages déroutants: lors de l’aménagement de Natalia en Allemagne, dans le flux d’images fabriquées et inconsistantes (Natalia et sa copine à l’appartement, au boulot, dans la rue,…), une photographie se détache de la multitude : la jeune femme est adossée à une balustrade, regard fuyant et visage impénétrable. A cet instant semble s’ouvrir une brèche inattendue, une suspension énigmatique, presque une déchirure, dans ce portfolio de bonheur factice, qui anticipe la dernière séquence. Et ainsi le film de se conclure sur une note terrible et implacable, où ce qui au départ n’était qu’un moyen de boucler une fin de mois s’apparente à la seule perspective d’avenir dans un monde définitivement privé d’horizon.