Elle ne s'appelle pas Albertine, mais Ariane. Celle censée offrir à Simon le fil lui permettant de sortir de son labyrinthe intérieur. Car la vraie captivité est celle de Simon, enfermé dans son obsession : savoir tout d'Ariane, en pénétrer tous les mystères. Persuadé qu'elle lui ment sans cesse, il la questionne sur le détail le plus insignifiant ("le cours de chant, ce n'est pas le mardi ?", "mais vous semblez bien la connaître cette Léa ?"). Convaincu qu'Ariane aime les femmes, il la suit, traque le moindre signe d'attirance d'Ariane pour ses amies. Il est insupportable, et pourtant Ariane lui répond toujours docilement, sans en prendre ombrage : premier mystère de ce film complexe. L'explication de l'auteure ? Ariane trouve son compte dans ce fonctionnement. Il s'agit d'un "dispositif amoureux", dans lequel chacun trouve son plaisir. Comme dans le sadomasochisme, précise Chantal Akerman, qui nous présente ici un mécanisme hautement pervers, mais ne le juge pas : pourquoi pas, puisque chacun s'y retrouve ? nous dit-elle.


La perversité est l'une des thématiques de La recherche, que Chantal Akerman adapte ici avec beaucoup d'intelligence et de sensibilité. Rien de plus casse-gueule que d'adapter au cinéma une oeuvre aussi littéraire, mais Akerman a, semble-t-il, simplement laissé marcher son imagination à partir de La prisonnière, pour pondre un scénario qu'elle même ne comprenait pas, selon ses dires !


Plus qu'une adaptation, La captive est donc une variation sur le thème de La prisonnière. Simon est asthmatique comme le narrateur, il travaille dans sa chambre (on ne le verra d'ailleurs pas travailler, ce qui est très proustien), sa servante s'appelle Françoise, il a une relation forte avec sa grand-mère, s'habille en dandy... Clin d'oeil dès le départ aux Jeunes filles en fleur aussi, avec ce film des amies d'Ariane sur la plage.


Face à Proust, écrivain au style si particulier, Chantal Akerman déploie le sien en tant que cinéaste. Elle avouera d'ailleurs s'être sentie, à un moment de sa carrière, enfermée par ses choix formels, s'en être échappée en tournant par exemple des comédies, puis y être revenue avec ce film. Captivité volontaire donc, aussi de la part de la cinéaste !


Comment décrire ce style ? Plans très composés, goût pour les lignes de fuite (couloir, escalier, fenêtres), lenteur assumée des scènes, caméra frontale (jamais de plongée ni de contre-plongée chez elle). Et aussi, ici, une netteté de l'image, que j'appelle "la ligne claire" car elle me fait penser à Hergé (autre Belge), et qui m'a évoqué Hitchcock, ou le Bresson de L'argent. Sur le plan formel, c'est souvent assez passionnant, comme les jeux d'ombre lors de la longue discussion à l'arrière de la voiture ; le travelling autour d'une statue dans un musée pour arriver à Ariane en fond ; le plan, à la fin, où Simon et Ariane sortent de la décapotable et où ils marchent vers la maison - le pare-brise devient un cadre dans le cadre.


Sylvie Testud a déclaré avoir eu envie de faire ce film car, à la lecture du scénario, elle avait ressenti une femme libre. Paradoxal pour une captive, qui semble être un objet à la disposition de Simon - ce qu'exprime son rituel "vous voulez que je vienne ?". Et pourtant. Ariane est une femme libre, explique la comédienne, car elle ne cherche rien à prouver, elle est simplement là, sans volonté, consentante à ce que propose la vie. Le vaste appartement, qui peut paraître une prison dorée, est le milieu où elle se déploie toute à son aise. La liberté comme consentement à ce qui vous est donné, beau motif de réflexion philosophique, non ?


Simon, lui, est malade. Non seulement de jalousie, de suspicion, ce que montrent les nombreuses scènes où il la suit dans Paris. Mais aussi de mal aimer. Seule son ombre peut rejoindre celle d'Ariane, comme le film l'évoque à deux reprises : lors d'un chassé croisé dans Paris (ombres sur le mur qui se rejoignent... magnifique), puis lors d'une promenade au soleil, où l'on voit leurs ombres se mêler. Le reste du temps, une vitre les sépare, comme dans la superbe scène de la salle de bain ; ou un pyjama, dans la scène "charnelle" du film, sur un Schubert très romantique, qui s'avèrera plus proche d'une masturbation que d'un coït (très proustien là aussi : très peu de coïts dans les milliers de pages de La recherche). Ce qui fait fonctionner l'imaginaire de Simon, c'est de la voir endormie. Elle est alors pleinement cette énigme qui entretient son désir. Dans une autre scène brillante, Simon, conduit par son chauffeur au bois de Boulogne, regarde défiler des prostitué(e)s, chacun émergeant de l'ombre avec un geste particulier. Il fait monter une fille et lui demande seulement de s'endormir. Mais ce n'est pas pareil, ce n'est pas le sommeil d'Ariane. A chaque fois que Simon se confronte au monde pour essayer d'entrer au plus profond d'Ariane, il échoue : ainsi, également, lorsqu'il va interroger deux lesbiennes au théâtre.


Les deux comédiens sont formidables : Stanislas Mehrar, qui m'a parfois fait penser à Jean-Pierre Léaud, est anachronique et habité à souhait. Sylvie Testud est toute ingénuité et docilité, tout en étant très sensuelle.


La fin me laisse un peu plus réservé :


Simon ayant voulu rompre, avec bien sûr l'accord d'Ariane, il se ravise dans la maison de sa tante. Tous deux partent dans un hôtel en bord de mer. Ariane va se baigner, de nuit, puis disparaît. Suicide ? Mais un tel acte ne colle absolument pas à la personnalité d'Ariane. Accident ? On comprend mal pourquoi.


Mais un tel mystère convient finalement bien à un film qui ne cherche qu'à susciter le trouble.

Jduvi
8
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le 13 oct. 2019

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