Les truies et la fureur.
La Chair et le Sang reste, trente ans après sa sortie, un film hautement singulier et représentatif, tant de son époque que de son auteur, grand objet criard et furieux. Son époque, d’abord,...
le 18 sept. 2015
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Quand le hollandais violent se tourne vers le Moyen-âge, il ne le fait pas avec pudeur et retenue. Tout est dans le titre d’un film bicéphale, aux créanciers de toute horizon (France, Pays-Bas États-Unis, Espagne), et aux contradictions et ruptures de ton absolument fascinantes. La Chair et le Sang sort à une époque où Paul Verhoeven est adoubé par la critique (Soldier of Orange, Le Quatrième Homme), mais n’est cependant plus désiré dans sa contrée natale suite à ses précédents méfaits (Spetters, Turkish Délices, Katie Tippel).
La Conquête
Nul n’est prophète en son pays. Tel son «héros» Martin, Paul Verhoeven part donc en campagne pour vivre son rêve américain, ivre de conquête, de gloire et de pillages. Mais avant de choquer le bourgeois (Showgirls, Basic Instinct), et de déboulonner l’impérialisme yankee avec ses œuvres d’anticipation (Robocop, Total Recall, Starship Troopers), il lui faut encore se faire nom à l’international, en bataillant dur comme fer sur une grosse production. Il est de notoriété que le tournage fut particulièrement animé, et son réalisateur despotique. De cette fureur naquit ce film viscéral et sans concession, affichant les pires travers et facettes d’une humanité guidée par ses instincts primaires (viols collectifs, sévices, exactions, massacres en tout genre), et aveuglée par son fanatisme religieux, voire carrément communautariste.
L’intrigue elle-même se situe à cheval de deux périodes historiques, allant du Moyen-âge à la Renaissance. Une horde de mercenaires pillent et ravagent les contrées et domaines sous la bannière du seigneur Arnolfini. Cette conquête menée tambour battant permet aux nantis de récupérer leurs terres ainsi que le fastueux butin pourtant promis aux guerriers. Face à cette trahison, Martin et sa bande de mutins ecclésiastiques se lanceront dans une vaste campagne de répression, enlevant la promise du fils de leur ennemi avant de s’emparer d’un château pour y vivre en communauté. Un siège s’engage alors pour libérer la princesse.
Dans ses excès baroques et sanguinaires, le réalisateur subvertit le lyrisme épique de l’héroic-fantasy pour braquer son objectif sur les actes moins glorieux de ces conflits et conquêtes de territoire. Le Moyen-âge de Paul Verhoeven n’a rien de la représentation romanesque qu’en ont fait les réalisateurs hollywoodiens au cours du siècle dernier. Les comportements n’ont plus rien de chevaleresque. Les guerriers sont d’abjects tueurs de masse cupides, lâches et vicieux. Même les princesses abandonnent leur puritanisme pour se complaire dans le vice. Les orgies sont bestiales, on y patauge dans la boue et les excréments, on baise et on mange comme des animaux, et on y meurt comme des chiens galeux.
Le cinéaste parvient à reconstituer un morceau d’Histoire, avec la maîtrise logistique et technique qui caractérisera les fresques historiques de Ridley Scott au cours des décennies à venir.
La Guerre des Cloches
La Chair et le Sang dérange autant qu’il fascine par le portrait au vitriol que le réalisateur dresse de cette époque et de ses protagonistes. Il n’y a ni héros ni antagoniste, ni bien ni mal, ni Dieu, ni maître. Les protagonistes se vautrent tous dans la fange pour servir leurs propres intérêts. Si ce théâtre du misérabilisme aurait pu occasionner une distanciation de la part du public, l’attachement à ces personnages reste pourtant intact, tant le réalisateur les place dans des positions ambivalentes, à la fois dominants et vassaux, victimes et bourreaux.
Ce jeu de chaises musicales place d’abord Martin en archange vengeur d’une basse populace abusée par la tromperie des nantis. Le sauveur aryen affiche des valeurs de courage et d’abnégation, occultant les massacres de masses et exactions dont il se repaît. Ce personnage romanesque porte les affres d’une époque cruelle et révolue. Dans son outrecuidance, Martin va rapidement perdre les pédales, corrompu par sa position, le pouvoir et la liberté qui lui seront octroyés. Mais ce dernier tendra néanmoins vers une forme de noblesse en faisant preuve de solidarité avec ses infortunés compagnons.
A l’inverse, Steven est un fils à papa idéaliste et pacifique, passionné par la science, l’ingénierie, et les beaux-arts. Piqué au vif, humilié, bafoué dans son honneur, son parcours va s’assombrir et ses connaissances techniques lui permettront d’orchestrer une vengeance redoutable et machiavélique. L’un triomphera grâce à son éloquence et ses prouesses au combat tandis que l’autre rivalisera par ses stratagèmes et son ingéniosité.
Dans ce creuset, le long-métrage oppose deux visions (les nobles contre les gueux), deux époques (la Renaissance et le Moyen-âge), deux sexes (les femmes usent de leurs charmes, les hommes de leur force) et deux régimes totalitaires (monarchie contre communisme), tous amenés à rentrer en collision dans une fureur sanguinaire. En évacuant tout manichéisme, le metteur en scène peut alors s’adonner à son entreprise de destruction préférée, consistant à tirer sur les institutions régissant les rapports de nos civilisations occidentales.
L’auteur de Jésus de Nazareth n’y va pas avec le dos de la cuillère dès qu’il s’agit de démystifier la religion, ou de fustiger l’hypocrisie conquérante et meurtrière de l’Église catholique. En brocardant des signes divins (la statue de Saint Martin que le cardinal s’empare d’idolâtrer, l’auréole plaçant Martin en archange), les ecclésiastiques justifient les exactions d’un faux prophète servant leurs intérêts propagandistes et vénales. Et si l’idée d’une communauté basée sur la répartition des richesses, femmes et possessions paraît équitable, l’utopie ne sera que de courte durée face à la véritable nature des hommes.
Comme à son habitude, Verhoeven fait également du sexe son fer de lance. A l’instar de ses œuvres hollywoodiennes, les symboles phalliques sont nombreux (l’échelle se déployant lors du siège, le bélier servant à défoncer les portes, les épées enfoncées dans la chair). Si ses détracteurs le blâment de promouvoir la culture du viol, le réalisateur place pourtant la question du consentement au cœur de ces rapports (Agnès reprenant le dessus sur ses agresseurs lors du viol collectif, son intégration tumultueuse, sa fausse loyauté), sans jamais sublimer le calvaire de cet outrage.
Paul Verhoven dresse d’ailleurs un portrait très nuancé de cette princesse peu farouche, tout en interrogeant sa place dans cette société patriarcale, coincée entre deux hommes la considérant comme leur propriété. Cette dernière n’aura donc aucune autre alternative pour s’émanciper que d’abuser de ses charmes, et de se servir du sexe comme d’une arme. Les ébats charnels guideront les luttes de pouvoirs intestines et seront autant un moyen de survie que d’arriver à ses fins.
Orgie dans le Sang
La Chair et le Sang constitue probablement la quintessence de cette lubie à marier les contraires et ambivalences morales, traversant la filmographie de son auteur de Turkish Délices, et sa relation d’amour lubrique et délictueuse, à sa période «faste» hollywoodienne. Le vivant se mêle ainsi à la mort dans tout ce qu’elle a de plus romantique mais aussi abject. La vie humaine n’a que peu de valeur. Les amants dévorent la mandragore par la racine au pied des pendus afin de symboliser leur union. La nature mortifère se régénère des sécrétions de ces cadavres en décomposition.
La mise en scène de Verhoeven témoigne de la dualité de son titre : les tueries et combats sont autant de vignettes que de gravures historiques, les plans-séquences et compositions picturales s’apparentent parfois aux tableaux et estampes de la Renaissance (on pense à Léonard De Vinci notamment avec ses plans et maquettes visionnaires). Le film fait mine d’un syncrétisme culturel bouillonnant, alimenté par de nombreux courants artistiques et d’influences que le cinéaste pervertit en filant la parfaite misanthropie.
Les anachronismes sont légions et lui permettent ainsi de livrer une œuvre souvent ingénieuse et spectaculaire, notamment lorsqu’il s’agit de faire preuve de cruauté dans les rapports, crimes de guerre et mises à mort (on hésite pas à catapulter un corps atteint de la peste bubonique pour contaminer ses adversaires). Les fantastiques découvertes de la science ne servent pas au progressisme mais bien au bellicisme (tank, bombe roulante, canons, «lance-roquette»).
En puisant son inspiration dans le livre L’Automne du Moyen Age, Paul Verhoeven est ainsi parvenu à capter cet entre deux âges et à restituer cette atmosphère aussi florissante que souffreteuse. Une fois le massacre accompli, la merde et l’hémoglobine pleinement étalées sur le paysage, et le Moyen-âge ravalé par la Renaissance dans une fumée bien noire, le réalisateur peut dès lors s’en aller le baluchon sur l’épaule pervertir d’autres institutions, avec la hargne caractérisant son surnom de «Hollandais violent».
Si toi aussi tu es un gros frustré qui en a marre de toutes ces conneries, eh bien L’Écran Barge est fait pour toi. Tu y trouveras tout un arsenal de critiques de films subversifs réalisés par des misanthropes qui n’ont pas peur de tirer à balles réelles.
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Créée
le 8 févr. 2025
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