Le geste de John Ford se pense comme un hommage artistique rendu à ceux qui contribuèrent à bâtir les États-Unis : il s’agit de donner une voix et un corps aux hommes dont il ne reste que quelques lignes dans les manuels d’Histoire, comme le précise l’épilogue. C’est dire à quel point on ne saurait dissocier l’œuvre de son contexte de réalisation ainsi que de l’idéologie qu’elle conforte, sans que ce parti pris nuise en quoi que ce soit à la qualité intrinsèque de ladite œuvre. Car La Charge Héroïque puise dans le patriotisme américain ce qu’il lui faut de vitalité pour donner à voir et à vivre les derniers exploits d’un capitaine à quelques jours de la retraite ; sa démarche perpétue ainsi la valeur symbolique du fameux ruban jaune présent dès le titre original et rappelé tout au long du film, soit l’accessoire vestimentaire dont le simple port suffit à ressusciter l’armée du XIXe siècle dans ce qu’elle a de plus mythique et communautaire – chacun de ses membres porte un foulard de cette couleur ou d’une autre –, et que la chanson de marche populaire « She Wore A Yellow Ribbon » consacre au rang de signe quasi religieux.
Il est intéressant d’observer, au fil du récit, que le ruban se charge d’une pluralité de valeurs cumulatives : symbole d’appartenance au groupe et de vaillance au combat, il tend également à incarner le sentiment amoureux, notamment lorsqu’il est revêtu par une femme. Le ruban indique alors l’attente du retour d’un être aimé et absent, ce qui correspond parfaitement à la situation de l’héroïne Olivia Dandridge dont l’amant part courageusement en reconnaissance. De même, il se raccorde étroitement avec l’état affectif du capitaine interprété par John Wayne, veuf qui continue d’entretenir une relation avec sa bien-aimée. Car les deux femmes – la défunte et la vivante – semblent d’emblée reliées l’une à l’autre par le biais du surgissement de l’ombre d’Olivia sur la tombe de l’épouse de Nathan, offrant au long-métrage l’un de ses plus beaux plans.
L’erreur que commet la traduction française du titre est de déplacer le réseau symbolique de l’œuvre : nous délaissons le ruban pour s’attarder sur la charge qui n’intervient qu’en guise de clausule, et résumée en quelques minutes. D’où cette impression de frustration devant une œuvre qui ne vise pas de prime abord l’épique, mais l’époque : c’est un art de vivre et de combattre qu’il s’agit de restaurer, et le film insiste alors sur l’esprit de franche camaraderie qui règne au sein de l’unité. John Ford accorde un soin immense aux costumes et aux décors, offre une reconstitution à la fois minutieuse et dépouillée du cadre militaire tout en osant le poétique, tout en osant l’esthétique dans ce qu’elle peut avoir de plus abstraite. Les paysages ensanglantés par un soleil couchant gravent à jamais la rétine, sont contrebalancés par de longs et tout aussi superbes plans figurant les convois qui dessinent dans l’espace aride et rocailleux une ligne bleue, telle une percée dans le temps qui relierait passé mythique et présent artistique.
La Charge Héroïque réussit à épouser l’humanité de ses soldats sans jamais les caricaturer : rarement le spectateur aura été aussi investi émotionnellement auprès d’hommes et de femmes dont les interactions atteignent un tel degré de naturel qu’il est bien difficile de les quitter, une fois le panneau « fin » apparu à l’écran. Constamment à fleur de peau, lui qui passe pourtant son temps à affirmer que s’excuser est impropre à tout homme qui se respecte, John Wayne trouve ici un rôle magnifique, à mi-chemin entre l’incarnation de la virilité triomphante et celle d’un vieil homme confronté au départ. Un chef-d’œuvre.