Beuverie suédoise et moissonnage des âmes

Grand moment du mélodrame muet suédois réalisé par un des grandes sommités du cinéma de son époque, Victor Sjöström, et matériau original à la racine d'une longue série d'influences (parmi beaucoup d'autres) qui s'étendent jusqu'à Bergman, de nombreux auteurs de l’expressionnisme allemand, et pourquoi pas Kubrick en poussant le bouchon un peu plus loin — une séquence de défonçage de porte en bois à la hache constitue un écho majeur à la fameuse scène avec Jack Nicholson dans The Shining. La Charrette fantôme concentre bon nombre de particularités attachantes, ou crispantes si l'on n'est pas sensible à ce cinéma-là, des éclairages tout en clairs-obscurs acérés, des ouvertures et fermetures à l'iris centrées sur les personnages à des moments dramatiquement intenses, l'ajout a posteriori de bandes sonores expérimentales composées sous ecsta, un recours massif aux surimpressions, et une empreinte morale qui pourrait être écrasante dans n'importe quel autre contexte historique.


Comme dans Les Proscrits, Victor Sjöström interprète le rôle principal mais cette fois-ci dans une veine particulièrement crue et infâme, loin de l'ambiance bucolique islandaise qui n'était pourtant pas marquée par une gaieté notable. C'est une structure classique en flashbacks multiples qui déroule le récit, tandis qu'on observe une femme gravement malade souhaitant revoir une personne précise. Cette personne, c'est David Holm, un gros soiffard qui a maltraité sa famille toute sa vie, responsable de l'emprisonnement de son frère (c'est du moins une condamnation morale formulée explicitement par le film) et de tous les malheurs de son épouse, et qui meurt dans un cimetière un soir de beuverie un peu plus violente que les autres. La femme mourante avait essayé de le remettre à plusieurs reprises dans le droit chemin, et elle aurait espéré accomplir cette ultime bonne action sur son lit de mort — autre point d'entrée d'une moralisation un peu lourde, marqueur de son époque.


Mais c'est aussi, heureusement, le point d'entrée d'une autre composante, fantastique et horrifique : avant de mourir, le clochard ivrogne discutait d'une légende avec ses compères (et futurs assassins) selon laquelle une charrette fantôme éponyme, menée par une personnification de la mort évoquant très fortement celle dans Le Septième Sceau de Bergman, s'occuperait de récupérer les âmes de toutes les personnes mortes récemment. Au gré de plusieurs scènes usant de surimpression avec une efficacité assez hallucinante vue d'aujourd'hui, on voit le fossoyeur collecter plusieurs défunts (dans une maison et au fond d'une rivière, notamment) avant que ce dernier n'interagisse avec le protagoniste. Vision surnaturelle du passage entre le monde des vivants et le monde des morts ou énième manifestation d'un drame moral empreint de pathos sur le sacrifice des uns et les rédemptions des autres, le film laisse la perspective ouverte moyennant quelques petites incohérences. Un sermon qui peut laisser s'échapper quelques émanations protestantes, mais qui s'inscrit dans une histoire passionnante tout en creusant un sillon singulier, travaillé la même année (les ressemblances sont marquantes) par un autre ténor, Fritz Lang, dans Les Trois Lumières.


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Morrinson
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le 31 mai 2024

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Morrinson

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