C’est dans sa période suédoise, notamment après Terje Vigen, que Victor Sjöström va voir sa renommée grandir et, dans les années 20, qu’il va signer des œuvres majeures. En tête de liste, La Charrette Fantôme, conte fantastique venant invoquer les thématiques principales de son cinéma, mais aussi proposer une oeuvre à l’influence majeure.
Toujours affublé de sa double casquette, Victor Sjöström dirige le film tout en incarnant lui-même le personnage principal, David Holm. Un personnage que l’on découvre un soir de réveillon du Nouvel An, s’enivrant avec des amis dans un cimetière. Alcoolique, l’homme raconte une vieille légende selon laquelle le dernier mort de l’année remplace le conducteur de la charrette fantôme pour l’année suivante, et qu’il devra conduire les vivants vers la mort. Et c’est le destin qui attend David Holm. Un destin qui paraît cruel, sauf que, plus l’on en apprend sur lui, plus nous découvrons un homme aigri, violent, impitoyable. En réalité, c’est la vie qui l’a rendu ainsi, notamment son addiction, l’isolant de sa femme, et menant son jeune frère, également devenu alcoolique, à finir en prison pour avoir tué un homme en étant sous l’effet de l’alcool.
La Charrette Fantôme est une vraie tragédie, dans la veine du cinéma de Sjöström, où le destin s’acharne sur le héros, où ce dernier endure les pires tourments et doit passer outre. Cependant, la figure de David Holm paraît bien plus négative que celles qu’il a incarnées auparavant. Dans Les Proscrits (1918), Kári est un hors-la-loi, mais il est surtout pourchassé pour avoir gardé secret un mensonge lui permettant de vivre une vie normale. Le personnage de David Holm semble suivre une voie proche de celle du héros de Terje Vigen, où les épreuves de la vie transformèrent un homme sans histoires en un loup solitaire guidé et aveuglé par la vengeance. La repentance, la rédemption et le pardon sont des éléments centraux dans La Charrette Fantôme, où les parenthèses fantastiques, superbement mises en scène, viennent transcender le récit.
En effet, sur le fond, La Charrette Fantôme reste un film estampillé Victor Sjöström, avec des thématiques relativement classiques, mais c’est dans sa construction et son esthétique que l’oeuvre se distingue particulièrement et trouve sa place dans la grande histoire du cinéma. L’utilisation de la surimpression permet de superposer le monde des morts à celui des vivants, développant tout le langage cinématographique propre à la manifestation des fantômes. Ces visions fantastiques sont du plus bel effet, rendant ces séquences mémorables et concentrant une grande partie de ce qui fait la beauté de La Charrette Fantôme. C’est un film qui se distingue également par le découpage du récit ici proposé, qui alterne retours dans le passé et dans le présent, mêlant souvent les couches temporelles pour mieux les faire communiquer et donner de la substance au film. C’est l’un des autres points qui font la spécificité de ce film qui, surtout sur la forme, donc, propose d’importantes innovations qui sont désormais très ancrées dans les codes du cinéma lui-même.
La Charrette Fantôme n’est pas qu’un exercice de style intéressant proposé par Victor Sjöström. C’est un film qui frappe par sa modernité et qui a mis en lumière des éléments de style et de narration devenus standard. La scène où David Holm détruit une porte à la hache pour se libérer après avoir été enfermé par sa femme est très représentative de cette influence du film sur l’histoire du cinéma, puisque, même si une scène très similaire était déjà présente dans Le Lys Brisé de Griffith deux ans auparavant, c’est cette scène qui sera répétée quasiment à l’identique par Stanley Kubrick dans Shining. Le spectateur d’aujourd’hui ne pourra qu’être stupéfait par la qualité et la maîtrise des techniques ici employées, dans un film qui rayonne, ou qui hante le cinéma depuis tout ce temps.
Critique écrite pour A la rencontre du Septième Art