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Targets est un film bicéphale, où deux trajectoires, deux tonalités, se rejoignent dans une éclatante lettre d’amour au cinéma cadrée dans une horreur réaliste. Une horreur sourde, insensée, qui s’accompagne de l’histoire d’une légende d’un gothique désormais inoffensif.


Le film s’ouvre sur la fin de The Terror, de Roger Corman, projeté devant les exécutifs du studio, son réalisateur dans la diégèse, Sammy Michaels (le réalisateur Peter Bogdanovich ainsi nommé pour rendre hommage à Samuel Fuller qui agit comme script doctor sur le film), et Byron Orlock (Boris Karloff dans son propre rôle). Ce dernier est désabusé et souhaite mettre fin à sa carrière. Ce qu’il représente, un vestige de l’époque des monstres d’Universal, une horreur obsolète qui sonne ridicule dans le monde contemporain où un gamin peut saisir un fusil et abattre froidement dix personnes sans raison apparente. Il refuse donc le rôle phare du nouveau film de Sammy, un film qui serait celui que le spectateur est en train de regarder : Targets. Une mise en abîme astucieuse qui accompagnera tout le métrage. C’est par l’entremise de cet arc narratif que l’on aura droit à quelques touches d’humour, nécessaires au spectateur pour souffler un coup tant la trame qui se déroule en parallèle lui fait retenir son souffle, terrifié.


En face de la salle de projection de The Terror, Bobby (Tim O’Kelly, glaçant) finit de s’acheter un fusil de chasse et teste la lunette sur la caboche d’Orlock. Billy a l’air d’un chic type, bien sous tous rapports, marié et vivant avec ses parents dans une American Way of Life typiquement 50s. Mais quelque chose cloche. Il vise également son père sur le stand de tir, avant de faire réprimander comme un gamin, se repliant, craintif. Il zone devant le programme tv du soir, mais semble mal à l’aise, comme enfermé dans ce rêve américain. Il tente bien de parler à sa femme, lui dire qu’il a des pensées étranges, mais celle-ci n’a pas le temps. Alors Billy déraille, et tape le texte suivant en lettres rouges:

“I just killed my wife and my mother. I know they’ll get me. But before that, many more will die…”

Puis il s'exécute. D’abord dans la maisonnée, puis sur l’autoroute, et enfin dans le drive-in où Orlock doit faire une apparition. Le spectateur, impuissant, assiste à l’avènement de l’ère des fusillades de masse.


A travers Targets, inspiré par le massacre de l’université d’Austin en 1966 ayant fait 17 morts et 31 blessés, Bogdanovich interroge son audience. Comment une personne d’apparence anodine peut-elle vriller au point de devenir un tueur implacable? Pourquoi est-ce si facile de passer à l’acte? Nous sommes en 1968 et déjà on déconstruit le rêve américain, terreau propice à créer des monstres modernes. La démonstration est d’autant plus cinglante que le personnage de Billy n’apparaît jamais comme antipathique. On perçoit qu’il est troublé, et il ne fait jamais preuve de malice. Il agit, tout simplement.


Targets met frontalement en opposition deux formes d’horreur, celle factice et divertissante de l’âge d’or du film de monstre, et celle sans fondement explicite d’une société où il suffit d’un mauvais jour pour se mettre à faucher aléatoirement. Et si le fond excelle, la forme n’est pas en reste. Pas d’artifices dispendieux, le film a un budget ridicule et est tourné sans autorisation (guérilla comme on dit dans le métier), ce qui pousse le réalisateur à user d’ingéniosité pour véhiculer son message. L’habillage sonore de la scène de l’autoroute, tournée sans prise de son, est à l’instar du reste du métrage: brutal et efficace.

La fin du film, enfermant Billy entre le Orlock à l’écran et le Orlock réel, ne sachant plus à quelle réalité se vouer, quelle horreur est artificielle, et se faisant désarmer comme un enfant à qui on confisque sa fronde, est l’apothéose d’une oeuvre maîtrisée de bout en bout. Et ce dernier plan, alors que le générique démarre, nous montrant le drive-in vide, à l’exception de la voiture du tueur, est significatif du drame qui touche la société américaine.

Il y aura toujours un Billy tant que les problèmes fondamentaux du système américain n’auront pas été traités à la racine. Soixante ans plus tard, le constat est amer.


Le film a malheureusement été passé sous le tapis à l’époque, sa sortie coïncidant avec les assassinats successifs de Martin Luther King et Robert Kennedy. Et pourtant, il résonne avec toujours autant d’impact. Comme tout chef-d'œuvre, il est intemporel.



Bonus:

Introduction par Peter Bogdanovich - 15 minutes

Le réalisateur revient sur la conception du film. De l’opportunité offerte par Corman, à qui Karloff devait encore deux jours de tournage, au bourgeonnement de l’idée du scénario et son remaniement par Fuller, en passant par ses relations avec les comédiens. Bogdanovich est un artiste qui révère le cinéma du passé, mais a su inculquer un modernisme dans sa passion pour livrer une œuvre impeccable. Il est passionnant à écouter.


Sidération - 27 minutes

Jean-Baptiste Thoret, historien du cinéma que l’on ne présente plus, parle du contexte de sortie du film, de la critique qu’il a rencontré et du côté subversif qui découle de la fascination morbide qu’il provoque. Comme dans beaucoup de suppléments bluray, Thoret est une mine d’informations et d’anecdotes en tout genre, et est toujours plaisant à écouter (malgré une sorte de préciosité qui me dérangeait au départ, la prenant pour un caractère hautain).



Frakkazak
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le 22 mars 2024

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Frakkazak

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