L'exercice est louable mais il est sans doute aussi un peu trop long en regard de ce qu'il a à proposer : Sergeï Loznitsa, que je tiens en haute estime pour ses fictions ("Dans la brume") mais surtout pour ses documentaires sur l'ère soviétique ("Le Procès" ou "Funérailles d'État"), s'exerçait à quelque chose de beaucoup plus expérimental et brumeux pour son tout premier long-métrage. "La Colonie", c'est un peu plus d'une heure à observer en longue focale l'activité d'une ferme plongée dans la grisaille et le noir et blanc. On ne verra jamais clairement les visages des différents intervenants, hormis lors des cinq dernières minutes qui leur consacrent des beaux portraits individuels, uniquement des silhouettes qui balaient le champ (de la caméra) tout en s'affairant à diverses tâches paysannes. On les voit ramasser la paille coupée dans les champs, charger la remorque d'un tracteur, gérer des vaches, trancher des troncs, récolter des pommes de terre, bref, une multitude de tâches rurales ordinaires.
Le parti pris de Loznitsa, c'est de révéler avec beaucoup de discrétion la particularité du lieu : il s'agit d'une communauté de handicapés mentaux dont le travail manuel constitue une réhabilitation par l'activité en extérieur, aidés de temps à autre par du personnel qu'on imagine médical. On comprend progressivement le sens de certaines séquences et certains détails, cet homme qui se fait raser la tête, des comportements étranges, des sacs laissés au milieu d'un champ, et aussi ce mutisme général. Autant de choses qui ne font pas sens dans un tel contexte champêtre. C'est très bien fait, la distance imposée par la caméra qui empêche toute identification donne l'impression d'observer ce petit monde de très loin, cette chorégraphie étrange, comme si on parvenait tout juste à voir à travers la brume environnante. Il y a quelque chose d'hypnotisant là-dedans, même si l'exercice ne tarde pas à se faire répétitif sur la durée. Il y a quelques effets esthétiques un peu lourds aussi, à l'image de l'utilisation de cet Ave Maria pour la séquence finale des portraits. Mais cette image de communauté indéterminée semblant vivre et travailler en harmonie, avec quelques signes d'impuissance et d'anxiété qui se trament légèrement, reste surprenante et presque fascinante — elle l'aurait été sans doute beaucoup plus dans un format plus court.