La bête humaine
[Critique à lire après avoir vu le film]Il paraît qu’un titre abscons peut être un handicap pour le succès d’un film ? J’avais, pour ma part, suffisamment apprécié les derniers films de Cristian...
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le 6 oct. 2023
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[Critique contenant des spoils]
Trois personnages, chacun ayant un rapport différent au travail, ou plus précisément à la recherche d’emploi.
Benoît Constant veut absolument travailler, ce travail fût-il absurde (être payé pour refuser le plus possible de prêts) ou inexistant (on le voit dormir sur sa table et ranger ses affaires lorsque c’est l’heure : j’ai pensé au mari d’Ariane dans Belle du seigneur, qui passe sa journée à positionner sur son bureau les quelques éléments qui doivent y figurer). Pourquoi un désir si fort ? Sans doute pour la valeur d’insertion dans la société que cela représente, pour sa fierté vis-à-vis de sa femme aussi. Le jour où il est remercié, on le voit défendre son dossier abondamment fourni à l’ANPE, puis dans une pharmacie susceptible de l’employer. Sa vie est réglée comme du papier à musique, petite lotion sur le crâne le matin, courrier qu’on prend dans la boîte aux lettres avant de partir en saluant la concierge.
Sylvain Berg est à l’opposé de ce portrait : c’est un alpiniste randonneur, qui revient simplement pointer chaque mois pour toucher le chômage avant de repartir pour le Pérou ou le Népal. Un profiteur du système, comme Moullet affirme en avoir rencontré tous les échantillons… et qu’il fut lui-même, ose-t-il raconter dans le bonus du DVD ! Au contraire de Benoît, Sylvain ne veut surtout pas trouver de travail.
Françoise Duru est chargée à l’ANPE de trouver un emploi aux demandeurs d’emploi, ainsi qu’il faut les nommer. Elle accomplit trop bien sa mission et se fait donc tancer par son supérieur : si ça continue il n’y aura plus de chômeurs (gag un peu poussif). Le seul auquel il faudrait dégoter un job, c’est un certain Monsieur Chomeur, parce que ça ferait le buzz (gag déjà plus drôle) !
Puisque Françoise est tombée sous le charme de Sylvain, un dilemme se pose : si elle lui trouve un travail il ne reviendra plus, mais si elle ne lui en trouve pas il finira par être radié ou ira voir ailleurs. C’est ainsi qu’elle l’emmène dans la pharmacie pour, à coup de chantages, lui obtenir le job qui devait revenir à Benoît. En y ajoutant un attentat en pleine rue pour faire bonne mesure, le stratagème fonctionne : Françoise se retrouve dans le lit de Sylvain. Mais celui-ci n’est pas content d’être obligé de travailler. Pourtant, lui fera remarquer sa nouvelle compagne, c’est bien plus fatigant de gravir des sommets que d’être derrière un bureau ! On se rappellera en effet toutes ces scènes où les fonctionnaires, selon le cliché consacré, ne font pas grand chose de leur journée.
Car Moullet entoure son intrigue de saynètes illustrant l’absurdité de notre monde du travail – et de celui de la recherche d’emploi. Une file d’attente compacte se divise en deux suivant la date de naissance, certains cherchant à tricher alors que les deux files sont aussi fournies l’une que l’autre. Un conseiller de l’ANPE discute tranquillement théâtre alors que dans le couloir la file d’attente s’allonge. Un type se fait passer pour un autre grâce à une perruque ajustée longuement devant son miroir, pour constater face au guichet que l’identité n’est pas contrôlée. Un ouvrier creuse une canalisation pour pouvoir se payer une maison au Portugal, tant et si bien qu’il s’épuise, en meurt et se retrouve enterré dans sa tranchée. Benoît achète plein de journaux pour éplucher les petites annonces, jette le journal dès qu’il voit qu’il n’y a rien mais n’est pas content si quelqu’un d’autre le récupère dans la poubelle (clin d’œil au chacun-pour-soi de la course au job) : il déchire le suivant. Le conservateur est en fauteuil roulant pour signer des parapheurs mais se lève dès qu’il s’agit d’annoncer une promotion à la femme de Benoît. Pour acheter un simple stylo, Benoît doit suivre toute une procédure compliquée dans un magasin, procédure filmée sèchement, on dirait soudain du Bresson !
On le voit, les idées fourmillent et, à l’évidence, Moullet fait entendre une petite musique très personnelle. Sur le papier, c’est délectable.
A l’écran, beaucoup moins. La réalisation est vraiment trop bâclée, faisant écran (si j’ose dire) au propos. D’abord l’image est quand même assez pourrie, c’est vraiment limite. Ensuite, il y a une telle économie dans les décors que je finis par voir des gens qui jouent, pas des personnages. Les acteurs ne sont pas en cause, Roland Blanche, Sabine Haudepin et Henri Déus jouent correctement… On retrouve aussi une pléiade de seconds rôles, comme Dominique Zardi, la légendaire Paulette Dubost en kiosquière ou Maurice Chevit, inoubliable dans Les bronzés font du ski ! (En revanche, Jean Abeillé, que Moullet défend dans le bonus du DVD en tant qu’amateur capable d’en remontrer aux pros, non, pour moi c’est vraiment mauvais.)
Globalement une troupe de bons acteurs donc, pourtant tout ou presque sonne faux. Moullet défend un cinéma pauvre, à l’instar d’un Rohmer (chez qui je note parfois le même travers), ce que j’approuve, mais il y a des limites, et celles-ci me semblent ici franchies. Dommage, car Moullet a aussi de bonnes idées visuelles : par exemple, ces étiquettes « sortie » qui recouvrent les murs de l’ANPE ou ce plan à ras du sol lorsque Sylvain négocie un nouveau licenciement qui s’avèrera trop cher en commissions à payer.
Traiter des sujets graves avec légèreté, ainsi que le faisait Chaplin, tel est le propos de Moullet, qui affirme se sentir proche du cinéma de 1905 (« je n’ai fait que deux travellings avec des rails dans ma vie »). Fort bien, mais Chaplin était si méticuleux qu’il détient, je crois, le record du nombre de prises pour une scène ! A l’instar d’un Mocky – mais dans un style très différent –, Moullet ne soigne pas assez sa forme. Un travers bien moins net à ses débuts : Brigitte & Brigitte était brillant formellement. Peut-être Moullet aurait-il dû s’en tenir au noir et blanc ?
6,5
Créée
le 28 sept. 2021
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