Nuestro cobre, la carne de la pampa. Notre cuivre, la chair de notre terre. Les paroles de cette chanson du groupe Quilapayun résument à elles seules une partie de l'histoire du Chili. Ce pays est le plus grand producteur de cuivre du monde et son extraction dans des mines à ciel ouvert est d'une extrême rentabilité. Le cuivre est l'objet de toutes les convoitises et un enjeu économique de première importance ; le président Salvador Allende avait décidé de le nationaliser sans indemnisations compte tenu des profits énormes que la société Anaconda Copper avait réalisés pendant des décennies.
Cette décision de chilianiser une ressource naturelle a probablement précipité la décision de Henri Kissinger et de Richard Nixon de renverser le président Allende. Il serait toutefois erroné de croire que le coup d'Etat est la réponse des Etats-Unis à la seule décision de l'Unité Populaire chilienne. Un précédent gouvernement avait créé la Codelco (compagnie du cuivre) dans laquelle l'Etat avait déjà des participations de 51 %. La décision avait été considérée comme un moindre mal car elle avait permis à la démocratie-chrétienne de garantir une certaine stabilité politique. Précipiter le coup d'Etat contre Allende et porter ainsi au pouvoir un général félon visait d'abord à obtenir une indemnisation de 250 millions de dollars pour la société Anaconda puis une restitution même partielle de l'exploitation du cuivre chilien au profit de cette société.
Dans le film de Patricio Guzman, des images montrent les trains sans horaires fixes, à la cargaison dissimulée et circulant de nuit dans la discrétion la plus totale pour relier les mines de cuivre au port d'Antofagasta. Les sites d'extraction du minerai dans le nord chilien sont par ailleurs zones interdites. La société d' Etat Codelco existe toujours et, après avoir alimenté les caisses noires de la junte, de même que les cassettes personnelles des généraux chiliens, elle contribue au Trésor du pays. La Codelco ne contrôle plus que 30 % de l'extraction contre 75 % en 1990, elle exploite les gisements les moins rentables. Une relative stabilité politique est à ce prix car le cuivre est la seule ressource significative pour fournir des devises au pays.
La junte rassemblée autour de Pinochet avait adopté une politique ultra-libérale inspirée par des économistes chiliens formés aux théories de Milton Friedman à l'Université Pontificale Catholique dirigée par l'Opus Dei. Les Chicagos boys ont remis le jour même du coup d'Etat leur programme économique au dictateur. Sa mise en œuvre impliquait la destruction de toute opposition politique et syndicale et le retrait de tout contrôle et de toute réglementation de l'Etat sur l'économie ; le renard devait pouvoir s'épanouir et s'ébattre en toute liberté dans un poulailler clos dans lequel les poules auraient toute liberté d'aller et venir sous son regard attendri.
La Cordillère des Andes, toute en hauteur, l'Océan Pacifique, à perte de vue, une terre, toute en longueur. C'est le Chili. Onze-mille-six-cent-quarante- huit kilomètres, 11 648 km. C'est la distance qui nous sépare de Santiago-du-Chili. C'est la plus petite distance qui relie en ligne directe une ville du monde à nos cœurs. Tout ce qui se passe au Chili, tout ce qui se dit ou s'écrit le concernant est notre affaire.
Je fais partie de la génération qui a l'oreille qui se dresse et qui perd tout humour dès qu'il entend les mots Chili, Santiago, Valparaiso, Allende.
Patricio Guzman vit le Chili mais, exilé, n'a pas pu filmer la résistance chilienne, Pablo Salas, cameraman, cinéaste et journaliste a filmé cette résistance au quotidien et dans la durée. Ensemble, ils montrent le Chili, rappellent son histoire récente en prenant à témoin la Cordillère et sa pierre qui pave les cités. Le pavé des rues de Santiago...Témoin le plus fidèle des joies, des espérances et du bonheur des chiliens sous l'Unité Populaire. Témoin également des pleurs, des cris de douleur et du sang des chiliens traqués par les soudards de Pinochet. Ensemble, Guzman et Salas montrent que si le pays est débarrassé des militaires félons et de leur répression meurtrière, les séquelles de leur politique économique sont toujours là et leur politique elle-même se perpétue. Aujourd'hui, alors que les chiliens remontent à l'assaut du ciel pour exiger la fin des inégalités les plus cruelles, ce nouveau film de Guzman prend une résonance toute particulière.
Le Chili doit retenir toute notre attention. Il est le pays où les enfants ont vu le désarroi et l'impuissance de leurs parents quand les chars de leur armée quadrillaient les rues des villes, quand les avions de leur aviation volaient en rase-motte au-dessus de Santiago pour bombarder le palais présidentiel de la Moneda, quand des soldats de leur armée frappaient les manifestants et même les simples passants pendant des décennies. Le Chili est le pays où ceux qui emprisonnaient, déportaient, martyrisaient ou contraignaient à l'exil sont toujours convaincus qu'ils avaient raison et qu'ils sont les sauveurs de la patrie des griffes de l'ennemi intérieur. Touchons du bois pour que ces forces obscurs n'en viennent pas à vouloir jouer le match retour.
Le coup d'Etat de Pinochet, soutenu par la CIA et financé par des multinationales qui depuis ont prudemment changé de nom, a eu lieu le 11 septembre 1973, il y a 46 ans. Il y a 46 ans et à plus de 10 000 km de chez nous. Entre 1975 et 1979, Patricio Guzman a tourné La Bataille du Chili en trois parties : L'insurrection de la bourgeoisie, Le coup d'Etat et Le pouvoir populaire. La trilogie est épuisée aux Editions Montparnasse. Sa réédition et (ou) sa télédiffusion sont désormais plus nécessaires que jamais.