La Dame De Shanghai est sans aucun doute le film qui permettra de réconcilier Orson Welles et ces (nombreux ?) cinéphiles qui, malgré l’envie d’aimer Citizen Kane, se sont endormis devant celui qu’on dit être l’un des plus grands films de l’histoire du cinéma. Orson Welles démontre ici qu’il sait finalement très bien raconter les histoires, surtout les histoires d’amour, et prouve qu’il n’est pas que ce génial technicien de l’image et de la mise en scène. Il sait captiver, voir capturer le spectateur jusqu’à l’envoûtement le plus absolu.

Michael est marin, un marin courageux et un brin bagarreur. Il sauve la vie, par circonstances, de la belle Elsa, elle-même mariée à l’avocat le plus célèbre des U.S.A., Arthur Bannister qui, comme par hasard, possède un magnifique yacht sur lequel (encore un hasard) il lui manque un matelot. Michael et Elsa tombent immédiatement sous le charme l’un de l’autre, Michael accepte donc l’embauche sur le yacht et part pour une longue croisière avec Elsa, son mari et l’associé George Grisby. La succession des événements et une série de manipulations vont le plonger au cœur d’un traquenard dont il va avoir le plus grand mal à comprendre les conséquences et qui va le conduire au tribunal.

Le grand mérite d’Orson Welles est le climat malsain qu’il arrive à distiller pendant une heure trente sans jamais qu’il ne retombe. Par des dialogues tour à tour hypocrites, ironiques et malfaisants, par une série de manipulations et de retournements, il nous maintien mal à l’aise aux milieux de personnages qui jouent les uns avec les autres. Aucun d’entre eux n’est capable d’être sincère et ne communique que par mensonges et sous-entendus, Michael se retrouve au milieu, déstabilisé et manifeste à plusieurs reprises son envie de fuir. Bien entendu ces mensonges déteignent sur nous, les spectateurs, qui tentons en vain de démêler le vrai du faux et de savoir lequel des protagonistes et le plus fou à lier.

Le plus fou est peut-être bien George Grisby, magistralement interprété par Glenn Anders, cet homme semble toujours au bord de la rupture, son petit rire sadique et enfantin a un côté effrayant qui rend cet avocat inquiétant. Orson Welles qui interprète Michael ne restera pas comme l’acteur du siècle dernier, mais il promène une jolie tête de chien battu et un certain charisme peut-être un peu dû à ce statut de génie que chacun lui reconnait. Le mari d’Elsa est joué par un étrange Everett Sloane, avocat fragile se trainant avec deux cannes, il a le regard globuleux et un faciès de rapace qui convient très bien à un personnage qui convoite tout ce qu’il ne possède pas. Sa femme, et quelle femme ! Sa femme est interprétée par Rita Hayworth, belle, pleine de charme, de raffinement et de distinction. Elle a pour elle ces yeux langoureux qui faisaient les beaux jours des scènes d’amour et de baisers du cinéma hollywoodien. Son jeu est tout en retenue, en finesse, point ici de blonde incendiaire et allumeuse. Juste une femme d’une classe incroyable capable de faire passer une émotion d’un semble tremblement de lèvres. C’est un peu honteux à avouer, mais on peut avoir trente-neuf ans en 2013, découvrir Rita Hayworth et tomber éperdument amoureux d’une image.

Ce magnifique cadeau cinématographique est emballé avec amour par un Orson Welles qui étale insolemment son immense talent d’alchimiste du cinéma. C’est presque rageant cette aisance pour jouer avec les lignes, les mouvements de caméra, les jeux de lumières et surtout d’ombres, cette capacité à symboliser par l’image les idées qu’il fait passer dans son histoire. Le sommet du plaisir est atteint avec cette légendaire scène du labyrinthe des miroirs où les personnages s’effacent derrière leur reflet. Le symbole est ici flagrant, chacun d’eux n’ayant été, depuis le début, qu’une image factice, qu’un reflet déformé de l’être qui se cache derrière la paraître.

Belle leçon de cinéma d’un génie qui trouve enfin l’accomplissement d’une science qu’il a faite sienne de film en film : raconter une histoire. C’est sans vergogne qu’il utilise pour cela chacun des procédés dont peu disposer un metteur en scène. Le résultat est sublime et s’il ne devait y avoir qu’une scène pour convaincre, il suffit d’imaginer Rita Hayworth allongée sur le yacht, face au soleil couchant, chantant l’amour avec cette divinité dont on se prend à rêver qu’elle s’adresse à nous. Cette scène sera pour certains torride, pour d’autres chargée de l’émotion d’un amour qu’Elsa sent impossible, elle illustre en tout cas la réussite d’un film qui réuni à lui seul tout ce qui fait qu’un jour le cinéma a fait rêver.
Jambalaya
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le 5 juin 2013

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