Vingt trois ans après son dernier film, Quarante trois ans après El Topo, Jodorowsky, à plus de quatre vingts ans, propose son film le plus personnel, une manière d'autobiographie imaginaire, l'évocation de son enfance dans un village perdu dans le désert chilien. Mais attention, on est toujours chez Jodorowsky - et le terme d'autobiographie est sans doute un peu abusif. Evocation de sa propre vie, très personnelle sans doute, très intime, mais aussi totalement fantasmée, surréaliste, provocante et délirante.
La trame, les références au réel sont en réalité assez simples - entre religion et mystique, communisme (le stalinisme du père) et fascisme (la junte au pouvoir), et intégration difficile d'un enfant juif (présenté, on pouvait s'y attendre, à travers la question de la circoncision). Ces thèmes sont portés par trois personnages, l'enfant, ballotté au gré des humeurs des adultes, de leurs folies, qui subit les événements et les rapporte à travers son regard, et des parents insensés - le père, lui-même déguisé en Staline, tortionnaire absolu, torturant son fils pour en faire un homme, et ajoutant une couche supplémentaire de torture sur ce qui était déjà insupportable, sans faire davantage de concessions; lui-même sera à son tour victime d'autres tortionnaires, dans une odyssée insensée, ressemblant à un chemin de croix et conduisant à la rédemption; la mère, en mystique absolue, chantant toutes ses répliques sur des airs d'opéra (!!!), couvant et couvrant son fils entre ses seins énormes, dans deux scènes maîtrisées et extrêmes. Si l'on ajoute que le rôle du père est tenu ... par le fils de Jodorowsky, que la mère voit en son fils l'image de son propre père (et l'affuble en conséquence d'une immense perruque blonde que le père va bientôt éliminer) - force est de penser que la dimension psychanalytique pourrait être vertigineuse.
Mais la tonalité reste, très étrangement, apaisée. Et dans la narration, on retrouve Jodorowsky tel qu'en lui-même, comme au temps d'El Topo, pour une oeuvre encore plus aboutie : image très soignée (exécutée par Jean-Marie Dreujou) mais jamais tape-à-l'oeil, très belle musique composée par le fils de Jodorowsky, enchaînements apparemment décousus et finalement évidents.
Jodorowsky apparaît même à quelques moments - dans les moments de crise où l'enfant est vraiment en souffrance, pour lui expliquer, avec des paroles de sagesse et de philosophie. Mais on est toujours chez Jodorowsky, et là plus que jamais - les explications sont encore, évidemment, plus obscures que les événements (un peu à la façon d'un Raymond Roussel écrivant un livre pour "expliquer" comment il avait écritcertains de ses livres ... en oubliant de laisser les clés).
Tel qu'en lui même donc - avec ses obsessions, ses images récurrentes : la foule des gueux, des pouilleux, des éclopés, des manchots et des culs de jatte, des hommes-troncs et des bossus, des damnés de la terre ; et aussi le leitmotiv du nain, qui assure dans la rue la publicité pour la petite entreprise familiale, la casa Ukrania, de façon très singulière ; les images de cirque ; le désert; les mystiques et leurs incroyables accoutrements ; les obsessions sexuelles permanentes ... S'y ajoutent ici les images les plus caractéristiques de la culture et de la tradition sud-américaines, les squelettes et les masques. S'y ajoutent, encore et toujours, les délires et l'humour - la scène incroyable du grand-père maternel changeant une ampoule en grimpant sur un baril d'alcool et l'explosion consécutive ... Et même si certaines séquences peuvent sembler longues ou absconses (au début et pendant l'odyssée du père surtout), même s'il y a sans doute encore un peu de complaisance dans la provocation, comme en écho à son compagnonnage extrême avec Arrabal (mais sans provocation Jodorowsky ne serait plus lui-même), la Danza de la realidad constitue une belle évocation imaginaire de l'enfance.
Cette évocation n'est ni nostalgique, ni cathartique, ni complaisante, ni sénile. Un vieux jeune homme, un enfant de quatre vingt trois ans marche dans ses propres pas, en toute sérénité. Comme le suggère le très beau titre, la réalité s'écoule, mais elle danse au gré des souvenirs ... Et au moment où le navire s'éloigne, en emportant sous la forme de photos en pieds et en noir et blanc tous les personnages qui ont défilé dans le film, on peut penser qu'il s'agit du dernier film de Jodorowsky, définitivement réconcilié avec sa propre histoire.
Mais alors que le générique défile, on découvre une ultime procession de masques et de squelettes, dans les rues du village. Jodorowsky veut-il vraiment partir ? A quand le prochain ?