Le 25 novembre 1976, The Band, le célèbre groupe ayant accompagné Bob Dylan durant une partie de sa carrière, fait ses adieux, sur la scène du Winterland Ballroom de San Francisco. Mais, plus qu’un simple concert, la soirée a été voulue par Bill Graham comme un événement, avec des apparitions de musiciens aussi importants et célèbres que Dylan, Neil Young, Joni Mitchell, Eric Clapton, Van Morrison, Dr. John, Muddy Waters et bien d’autres. Et surtout, Graham, désireux d’immortaliser le tout, a fait en sorte de « recruter » Martin Scorsese (dont on connaît la passion pour le Rock) pour filmer la soirée. Convaincu de se lancer dans l’aventure par Robbie Robertson, le frontman du Band, et – d’après la légende – par l’opportunité de filmer Van Morrison, Scorsese va réaliser à partir de l’enregistrement de la soirée, qui aura été mise en scène et soigneusement préparée à cet effet, un film qui sera considéré un temps comme un chef d’œuvre absolu du genre. Assez abusivement, mais on y reviendra…
Musicalement, The Last Waltz – un titre donné par The Band et sensé évoquer la nostalgie inhérente au « dernier tour de piste » d’un groupe fatigué par des années de tournées et décidant de jeter l’éponge – reprend une grande partie du concert, mais en excluant les jams auxquelles se sont également livrés les musiciens : il s’ouvre sur le dernier morceau joué par The Band, une reprise de Marvin Gaye, et revient sur le set en mode flashback, au milieu duquel Scorsese insère des interviews des musiciens. Filmé en 35 mm, ce qui était évidemment exceptionnel, et bénéficiant de prises de vue de multiples caméras, de décors et d’éclairages conçus spécialement pour le film, The Last Waltz a été imaginé comme l’immortalisation d’un moment « a priori décidé » comme historique, la « célébration » d’un genre musical, le Rock des 60’s et 70’s qui vivait d’une certaine manière ses dernières grandes années. Car n’oublions pas qu’au même moment, sur la Côte Est des USA et en Grande-Bretagne, est en train de naître un nouveau genre musical, le punk rock, qui va démoder terriblement pas mal des « valeurs » prônées ici par des rock stars richissimes mais pas loin du bout du rouleau. On ne peut s’empêcher de penser a posteriori que Scorsese aurait été plus en phase avec l’esprit de son propre cinéma en filmant Patti Smith, les Ramones, ou même Bruce Springsteen qui était en train de renouveler brillamment l’esprit dylanien.
Pour la petite histoire, il est intéressant de noter que le film passa très près d’être tué dans l’œuf du fait du refus de Dylan d’être filmé par Scorsese (Dylan préparait alors la sortie de son propre film, Renaldo and Clara…), et que, du fait d’une situation tendue durant la concert, les passages montrant Dylan (qui auraient dû être les plus saisissants, en toute logique) ont souffert d’être enregistrés un peu « à la sauvette ».
C’est finalement le côté – voulu – de « célébration » qui joue contre le film de Scorsese : parce que, musicalement, il ne se passe rien de véritablement extraordinaire sur scène, qui ne puisse être réduit à la plus ou moins brève apparition de gens célèbres et contents d’être là, il aurait sans doute fallu que Scorsese déploie son talent – alors encore naissant, en dépit du succès énorme de son Taxi Driver – à filmer justement cette artificialité et cette vanité d’une scène US qui s’auto-célébrait sans aucune vergogne, et à la mettre en perspective avec l’usure visible d’un groupe, The Band, alors déchiré par des guerres d’égo (les autres musiciens reprochèrent à Scorsese de ne mettre en valeur que Robbie Robertson…) et par la fatigue. Au lieu de ça, il ne se comporte ici que comme un fan ébloui, un bon ouvrier au service de ses employeurs : The Last Waltz, acclamé à sa sortie, était alors condamné à un oubli rapide. Et d’ailleurs, même du point de vue technique et créativité, il serait très rapidement dépassé, enterré même, par le Stop Making Sense de Jonathan Demme, projet similaire, mais consacré à un groupe novateur (Talking Heads), une musique vivante, et nourri de véritables idées de cinéma.
Ceci ne veut pourtant pas dire que The Last Waltz ne soit pas une étape importante dans la carrière de Scorsese : il s’agit de son accès au documentaire, une forme qui lui permettra plus tard de nous offrir plusieurs réussites majeures. Et également d’apprendre ce « nouveau métier » de filmeur de concerts pour un projet similaire autour des Rolling Stones, son groupe fétiche : Shine A Light, trente années plus tard, s’avérera bien plus convaincant.
[Critique écrite en 2024]
https://www.benzinemag.net/2024/03/10/retrospective-martin-scorsese-7-the-last-waltz-1978/