Le mensonge a toujours eu un rôle prééminent dans le cinéma de Fellini, allié à sa réflexion sur les illusions du spectacle. Si La Dolce Vita est son chef d’œuvre, c’est parce qu’il y fait évoluer ce thème. Dans les Vitelloni, Bidone ou même Le Cheik Blanc, le mensonge était motivé : des personnages médiocres le pratiquaient dans une logique crapuleuse, pour tromper, s’enrichir et jouir.
Dans la Rome décadente de la Dolce Vita, on a dépassé ces basses considérations ; le mensonge est devenu ontologique, et le spectacle un mode de vie.
Chaque plan, chaque séquence semble placée sous le règne de la mise en scène. Celle, bien entendu, magistrale du maestro Fellini, restituant comme nulle autre la vigueur des foules sous l’emprise de la musique, de l’alcool, dans la déambulation, l’errance ou la danse. Mais, celle, autrement plus complexe, des personnages entre eux. La société romaine est un orchestre malade, dirigé par les paparazzis, meute assoiffée de sensationnel à destination des masses. Un miracle religieux devient un gigantesque plateau télé à ciel ouvert, une scène de crime une salle de spectacle dans laquelle on étudie la mise en scène macabre ayant donné lieu au massacre.
Le faux sature : dans cette Babylone festive, personne ne parle la même langue, tout est soumis au regard des autres, et l’on considère comme le nec plus ultra d’écouter, sur bande magnétique, les sons de la nature. L’art lui-même semble avoir perdu ses vertus à refléter le réel, et devient une citation snob qui permet de se situer dans les élites.
Fellini et son double Marcello ont une posture trouble, qui permet un regard particulièrement ambivalent : certes, il s’agit de dénoncer un monde factice, et la vanité humaine qui le fait tourner en rond : le sourire mélancolique du journaliste qui voudrait faire de la littérature l’affirme régulièrement, en contrepoint de ces fêtes trop hystériques pour être honnêtes, et se concluant toujours par un retour violent au réel. Mais la complicité avec cet univers est prégnante. Fellini s’amuse, mélange tradition et modernité (notamment dans cette majestueuse ouverture filmant un hélico transportant une statue sacrée), décline l’exotisme, le jazz, le rock et les orgies avec un sens du rythme inégalé.
Le spectacle a donc, même si on le fustige, sa propre valeur, notamment en la personne sculpturale d’Anita Ekberg, une star créée de toute pièce, et qui récite ses réponses toutes faites aux journalistes : la poursuite de l’icône dans les escaliers de l’église, sa posture légendaire dans la fontaine créent simultanément le règne du factice et la beauté fantasmatique à l’état pur, entrée directement dans la mythologie du cinéma.
La Dolce Vita est un récit complexe, doté d’une dynamique volontairement irrégulière : quatre fêtes, autant de climax qui côtoient de profondes périodes de dépression, sur trois heures d’une densité impressionnante, agissant sur le spectateur avec une force hypnotique et le laissant, à leur épilogue, comme au matin d’une nuit blanche. Sur ce canevas se déclinent aussi les portraits complémentaires de la femme, autre grand sujet fellinien : l’icône déjà mentionnée, mais aussi l’épouse possessive avec laquelle Marcello se déchire à intervalles réguliers, la complice désabusée (Anouk Aimée) ou l’enfant innocente.
Mais pour que le chef-d’œuvre en soit réellement un, il faut substituer à ce tableau des vanités une vérité essentielle. Le personnage de Steiner en est l’une des clés : avant de basculer, il explique craindre le silence et la paix, et ne croire qu’en l’harmonie d’un monde qui serait représenté par l’art. Cette dichotomie entre l’artifice et la vérité sous-tend tout l’édifice, et surgit à intervalle régulier, notamment par un élément fondamental : l’eau. La pluie torrentielle lors de l’attente de l’apparition vécue par les enfants, le baptême détourné par la Venus botticellienne qu’est Sylvia dans la fontaine, la sublime marche dans la pinède vers la plage, lieu fellinien par excellence, et ce monstre marin fascinant sont autant d’occurrences d’un thème central, qui lave, baptise ou menace d’engloutir.
Dans ces éclaboussures de Vérité éclatent la beauté pure, la mort des enfants, et, surtout l’inaccessible. Alors qu’on n’a cessé de parler, de deviser dans toutes les langues et de mettre en scène ses frustrations ou son désir de puissance, ces séquences font place au silence, et, au sens propre du terme, au sublime. L’échange avec la petite serveuse, d’une modestie et d’une tendresse infinie, renvoie à ces décrochages d’une profonde empathie qu’on trouvait déjà dans Les Vitelloni avec le petit cheminot ou l’enfant malade dans Il Bidone.
Ce que le langage n’a pu atteindre, Fellini le donne à voir par sa foi en l’image. Alors qu’on ment lorsqu’on parle, la beauté de certains plans généraux, la fascination pour ce panorama désabusé génère une permanence du sens. C’est là que se loge la grâce de l’ultime séquence : l’indéfinition de cette créature marine qui « continue à regarder », selon les propres mots de Marcello, le ressac infini des vagues, et la réapparition de cette jeune fille à laquelle il est incapable de parler. Au terme de trois heures d’immersion dans Babylone, le cinéaste l’affirme avec force : les miracles peuvent encore advenir, mais ils passent par une appréhension de l’indicible.
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