Jamais frontière entre cinéma et littérature n’a été aussi mince ! Il fallait bien de l’audace pour s’attaquer à l’adaptation de cette nouvelle, il fallait bien le talent pour y réussir. Depuis l’extraordinaire « Voyages », son premier long métrage, Emmanuel Finkiel poursuit discrètement son œuvre à un point tel que je l’avais « oublié » depuis (exception faite de « je suis »). C’est en voyant les premières images de « La douleur » que j’y ai repensé, cette manière unique de filmer où les images ou plans semblent vouloir donner le vrai sens aux mots, où chaque séquence est une boucle de pensée pour mieux en marquer l’ensemble… bref je retrouvais une sensation.
Et de sensations, il faut en parler pour le film, tant elles sont fortes, tant elles vous imprègnent. Marguerite vit seule, intiment seule, désespérément seule depuis l’arrestation de son mari par la gestapo. Elle n’a aucune nouvelle de lui. Mais ne vit que pour lui dans une espèce de sphère intérieure où, confinée, ses réflexions vont de l’absence à l’espoir, de l’espoir à l’isolement, de l’isolement à la douleur, de la douleur à la mort, de la mort à l’absence. Peu à peu, elle ne pense plus, mais se livre, se délivre. Elle consigne pendant ces longues semaines d’attente son ressenti quotidien à l’état brut dans des petits cahiers bleus. Elle ne se souviendra pas de suite de ce qu’elle avait écrit alors, juste le fait de l’avoir fait…
On peut imaginer la complexité d’une telle adaptation qui se base principalement sur la transcription d’un état, d’un ressenti. Comment sans fausser l’intérêt du texte, mettre en image ce magma de pensées qui se bousculent, se croisent, se fondent les unes aux autres ? Emmanuel Finkiel choisit la voix off. Cela créé au début le malaise car ce procédé est calamiteux et lourd dans la plupart des cas. Mais cette sensation s’estompe très vite. Cette voix off en vient même à créer la cohérence du film. C’était la manière la plus aboutie pour mettre en valeur les deux langages de la nouvelle, les mots et leur traduction en images. Ainsi l’intériorité de Marguerite est préservée. On pénètre avec elle dans la sphère. Le texte se déroule au rythme des plans qui s’enchaînent au plus près de cette femme (souvent filmée en très ou gros plans) dans cet appartement cosy, mais éteint. Le monde extérieur n’est plus. Les humains n’existent que s’ils sont en lien avec le disparu. Le quotidien devient fragmentaire, là une cafetière, là ses lunettes ou une pièce de vêtement, là des photos qui déjà s’affadissent. Le temps est suspendu. C’est aussi pour cela qu’entre les années écoulées, ce journal intime qui n’en est pas un, n’est marqué d’aucun jour. La temporalité elle-même se trouve enclavée.
L’absence provoque la douleur. Cet état subi après un décès ou encore une rupture provoque une pression si forte que l’esprit en vient à dysfonctionner jusqu’à un état schizophrénique. Perte de repère, le temps notamment, isolement, paranoïa, transformation ou interprétation de la vérité, en sont des signes qui ici ne trompent pas. Dans la plupart des cas, la personne retrouve la réalité uniquement par l’acceptation du deuil de la personne disparue, mais également les pertes de son environnement, de sa manière de vivre et tout le mode de fonctionnement jusque-là, après cette période. Marguerite qui espère tant ce retour, le redoute tout à la fois. Elle voit basculer son monde le sien, mais aussi celui du dehors. Tout est devenu précaire et disparaît peu à peu provoquant cette fois-ci en plus de la sienne, l’angoisse des autres. (les collabos la peur aux yeux qui profitent des derniers instants, les résistants sous l’horrible menace de la dénonciation, la ville, la vie…).
C’est cet incroyable cheminement intellectuel qu’Emmanuel Finkiel arrive à mettre en scène. Il délaisse la reconstitution historique rigoureuse, lui préférant ellipses et fragments. Il en va des décors où les mots sont très présents (affiche du film « Le Dictateur », banderoles, enseignes…), ne choisissant que l’essentiel avec très peu de moyens. De même pour les costumes de Marguerire, reflets de chaque état d’âme (la coquette femme d’hier, celle désespérée du foyer, et celle de demain). Sa caméra virevolte (semble être partout à la fois), s’affole (flous, saturations, juxtaposition, contrastes de lumière…), se perd (souvent figée sur des moments clé) et tombe (du céleste à la terre quelques débuts de scène). Le montage telle une partition musicale, est au diapason des mots. Le film n’étant plus vraiment un film, mais la visualisation personnelle d’Emmanuel Finkiel de cette nouvelle. A la complexité du regard de Duras (qui redécouvre le contenu des cahiers) sur Marguerite (qui est l’auteur), il ajoute le sien, non pas de manière intrusive, mais simplement par affection du texte. Ce qui immanquablement déplaira aux puristes jugeant vulgaire de s’accaparer ainsi de la sacro sainte Oeuvre.
Plus « La douleur » progresse, plus l’intérêt décuple. Comme pour Marguerite, le puzzle de cet étrange épisode de vie se reconstitue. Mais plus encore que les artifices utilisés, la crédibilité du film repose totalement sur son interprète principale Mélanie Thierry. Malgré ses 20 ans de carrière, elle reste une actrice par trop effacée. Elle recelait pourtant en elle une puissance d’interprétation qu’on ne pouvait soupçonner et qui explose littéralement ici. Non seulement elle est crédible dans le rôle de Duras jeune, mais elle réussit même à projeter ce que sera la Duras d’après. Elle cristallise tous les aspects contrastés du « personnage » entre détachement et profonde fragilité, orgueil et générosité. Elle y est réellement incroyable et formidable. Si Biolay convainc nettement moins, les courts rôles de Magimel et Leprince Ringuet sont admirablement incarnés.
L‘adaptation d’une œuvre au cinéma est toujours source de polémique, et je doute que « La douleur » y échappe. Il est évident que chacun se projette dans un livre, en imaginant et visualisant toutes les articulations, les personnages, les paysages… Toutefois, il est rare qu’un réalisateur soit aussi respectueux de l’auteur tout en nous offrant sa propre vision du texte. A ce niveau de qualité je pense que ce film a son existence propre et qu’il mérite de rencontrer un public (objectif) qui saura reconnaître son énorme potentiel cinématographique et un véritable film d’auteur qui frappe à l’âme.