Pour planter rapidement le décor, dernier film de Yorgos Lanthimos, ça se passe en 1708. Abigail Masham, cousine désargentée de Sarah Churchill, elle-même confidente de la reine Anne, débarque à la cour de ladite Anne. Cendrillon des temps anciens, elle commence le film à quatre pattes à récurer la cuisine, puis profite rapidement de la situation au château pour prendre un ascenseur social zolien, et s’attirer les faveurs de la reine à travers un opportunisme peu dissimulé. Voilà pour les civilités.
La cinématographie est l’une des plus belles que j’ai vues depuis un moment. Avec l’utilisation de lentilles à grand angle, voire très grand angle (6mm !), voire carrément fisheye, Lanthimos instille dans son film un ton anachronique, presque documentaire qui rend le constat plus pertinent, plus actuel, plus percutant. Des plans horizontaux, comme chez Cuarón avec Roma quoique bien plus rapides, viennent casser le ton cérémonieux et les cadrages théâtraux à la Barry Lyndon de certaines scènes, jusqu’à apporter un ton comique, sous-jacent dans tout le film. Le montage à la Tarantino avec une succession rapide de scènes, et les toilettes parfois maladroites (voire Tony de Skins avec une perruque et une mouche m’a fait rire d’entrée de jeu) viennent parfois renforcer tout ceci. Seul défaut que j’ai trouvé : l’esthétique du film rappelle bien évidemment l'épopée viscontienne de Kubrick, avec ces décors XVIIIème se noyant sous les étoffes, croulant de mobilier ; cependant, là où Kubrick était allé chercher chez la NASA des objectifs lui permettant de capter suffisamment la lumière pour filmer à la simple lueur des bougies (nous offrant par là des scènes d’une intimité mémorable, rappelez-vous la naissance de l’idylle entre Barry et la comtesse sur le Piano Trio de Schubert, qui me hante encore à ce jour), certaines scènes viennent presque sous-exposer une partie du cadre, et ce à répétition. Je ne doute pas une seule seconde que cet effet était voulu par le réalisateur, sans doute renforce-t-il parfois le ton anxiogène et claustro des angles larges (on est complètement à l’opposé de la poésie de Lubezki), mais j’ai trouvé ça dommage. Et ce rendu de sous-exposition ressort à chaque scène nocturne, on en peut donc pas lui reprocher un manque de cohérence qui aurait pu trahir une carence technique. Lanthimos avait déjà bien pompé (mais je ne blâme en rien) sur Shining pour les mouvements de caméra de son Killing of a Sacred Deer, et c’était super bien réussi, là j’ai été moins conquis.
Petite digression sur la scène de la danse, que j’ai trouvée terriblement drôle. Durant un bal en bonne et due forme, Sarah et Samuel entament une danse, au départ relativement classique. Mes connaissances en danses du XXVIIIème étant tragiquement limitées, je me suis contenu au départ d’esquisser un sourire au fur et à mesure que la danse devenait de plus en plus caricaturale. Mais le doute se dissipa rapidement, et je me surpris bien assez tôt à m’esclaffer devant cet hybride d’une maladresse rare entre une sarabande, un menuet, un mambo et du voguing ( ???).
Un truc qui m’a d’une certaine manière déçue : l’omniprésence du libertinage, de la débauche. Je ne sais pas pourquoi, mais lorsque je pense aux XVIIème et XVIIIème siècles, j’ai immédiatement en tête justement cette esthétique dépravée de la cour. Ces perruques posées de travers, ces visages mal poudrés, les traces de rouge à lèvres, les rires gras, les jeux sexuels, le moyen-âge dans un décor XVIIIème. Je ne pense pas que ce soit parce que c’est l’époque de Sade, je pense plutôt que la culture a établi une esthétique bien ancrée dans l’inconscient commun, justement de cet oxymore visuel entre le luxe et la délicatesse de l’étiquette et des toilettes, et la barbarie, la primitivité des comportements. J’ai trouvé ça peu original, on l’a vu dans le Marie-Antoinette de Sofia Coppola, on l’a vu dans les Liaisons Dangereuses, dans Amadeus… On nous a tous raconté qu’au château de Versailles ils pissaient derrière les rideaux et ne se baignaient jamais, bon. Je ne doute pas une seconde que les gens de la cour se respectaient un minimum, il ne manque qu’un film qui arrête de perpétrer ces lieux communs désuets… Et puis pourquoi à chaque fois ça tourne autour de l’homosexualité ? L’amalgame est rapidement démontré : homme avec perruque et talons, homme efféminé, homo. Regardez le premier épisode de Versailles : Monsieur était gay, on le sait. Mais pourquoi aller utiliser la scène finale du premier épisode, l’acmé dramatique du pilote, pour montrer pour la première fois les ébats de deux hommes ? On a l’impression que, dans les films historiques particulièrement, l’homosexualité est comme l’apogée de la débauche, et je trouve ça dommage. Ou alors ils cherchent justement à montrer à quel point c’était choquant pour l’époque, et dans ce cas-là au temps pour moi. Mais le fait qu’ils utilisent une mise en scène dramatique pleine de suspense et de tension est à mon sens très pervers, et pas correct. Bref.
J’ai été de prime abord assez déçu également de voir que Lanthimos a laissé tomber pour cette fois le jeu d’acteur robotique qu’il avait apporté à la plupart de ses œuvres passées. C’était pourtant un coup de génie. Le jeu d’acteur aujourd’hui est vu comme une forme d’art, et le method acting en est la clé de voûte, la porte d’entrée au panthéon des comédiens. Mais le réalisateur grec m’a fait réaliser à quel point cela était limitant. Pourquoi la recherche du réalisme serait la priorité première du film ? Pourquoi cela lui apporterait-il ses lettres de noblesse ? On a l’impression qu’on est resté bloqué à la peinture réaliste, à la littérature naturaliste. Il faut dépasser cela, certains l’ont compris sur bien des aspects, par exemple Jodorowsky et ses films psychédéliques, Lynch et ses scénarios non linéaires (directement inspirés de Burroughs), Malick et ses non-scénarios, Antonioni et ses non-dialogues. Mais très peu ont joué sur le jeu d’acteur en lui-même, recherchant tout le temps la retranscription réaliste des émotions. Lanthimos, lui, a créé son propre jeu d’acteur, qui octroie à tous ses films une atmosphère d’intemporalité déjà intrinsèque au scénario. Dans ce dernier film, il a retiré ça, sûrement parce que c’est un film ancré précisément dans une époque, pas besoin d’étoffer le mystère. Ouais en fait ça a du sens, on passe à autre chose.
Mention spéciale au jeu d’actrice d’Emma Stone qui, s’il ne m’a pas transcendé durant le film, m’a au moins sidéré durant la scène finale. La reine Anne se rendant compte du dessein délétère de son amante, décide de l’humilier sur le champ. Et là, gros plan sur le visage d’Abigail, agenouillée devant la reine, lui massant le vagin avec une expression au départ quelconque, qui se transforme progressivement en un faciès presque moribond, une expression neurasthénique de soumission et d’abandon complet ; les yeux morts. Elle a peut-être réussi à s’attirer les bonnes faveurs de la reine, virer Sarah de la cour et obtenir son titre de lady, elle reste la pute d’Anne, à lui triturer le con à quatre pattes comme une souillon. La musique sombre au piano approfondi de basses vient enfoncer le clou de la dominance d’Anne, que l’on aperçoit depuis la fange, un regard fier et résigné que viendrait presque obscurcir un regret, une nostalgie de son amante qui n’aura in fine existé que dans son imagination.