“I don’t know what love really is”
Jalon dans l’histoire du cinéma fantastique, La Féline est une œuvre qui conjugue une écriture profondément littéraire à un sens visuel malin et suggestif.
Il faut revenir, une fois encore, à Maupassant et aux analyses lumineuses que fait Todorov de ce qu’est le fantastique pour mesurer à quel point le film applique avec brio toutes les ficelles du registre. Tout fonctionne sur le contrechamp et l’invisible, et la quasi-totalité du film trouve une possible explication rationnelle. Maitre d’une atmosphère souvent nocturne, Tourneur place le regard au premier plan de l’effroi : du personnage qui voit, ou plutôt craint les limites de sa vision, et du spectateur, enfermé dans les choix rigides du metteur en scène qui ne montre que ce qu’il juge nécessaire. Ainsi, lors de la poursuite dans la rue, la lumière d’un réverbère est aussi rassurante qu’anxiogène parce qu’elle accentue l’obscurité alentour, et la scène de panique dans la piscine est un sommet d’effroi où seul le son et les ombres permettent à ce qui a tout d’une hallucination de se déployer.
La grande intelligence du film consiste aussi à laisser tout l’espace d’expression à la femme, qui passe de la victime traditionnelle et passive à celle par qui le mal arrive, initiant un courant nouveau dans le fantastique américain à venir. La française Simone Simon fait des merveilles, déchirée entre sa connaissance du mal et les pulsions qui l’assaillent. Son mari se retrouve par conséquent dans le rôle de la potiche terne et attentiste : castré, frustré, pris dans un piège assez pervers (ne couche pas avec moi, ne m’embrasse pas, rends moi heureuse et surtout, ne suscite en moi ni colère ni jalousie), sa passivité ne fait que renforcer la présence de son épouse et celle de la victime, la potentielle maitresse qui lui volera aussi la vedette dans ces morceaux de bravoure où le spectateur se délectera de cette violence latente des femmes entre elles.
Car, en plus d’être un film féministe, La Féline est bien entendu un récit puissant sur la sexualité. Il baigne tout d’abord dans un christianisme puritain dont la représentation est plutôt ambiguë, car certes triomphateur (à l’image de la règle d’architecte transformé par un jeu d’ombre en crucifix) mais aussi associé à un folklore naïf qui subit le discrédit des sceptiques. Mais c’est clairement l’acte physique amoureux, et le désir sensuel qui sont perçus comme déclencheurs de la transformation. La femme désirante laisserait l’animal sauvage parler en elle et lutte contre cette pulsion, qui ne fait qu’exacerber le désir de l’homme : « Le feu qui couve en elle me captive », dira son mari. Le scénario achèvera avec malice cette idée à travers le personnage du psychiatre : comme le Holden de Rendez-vous avec la peur, la figure du sceptique va progressivement ouvrir les yeux, mais ici en cédant au désir : l’irrationnel prendra le dessus lorsque son éthique professionnelle cèdera face à la passion masculine.
La féline est enfin une tragédie, celle du déchirement de cette femme qui ne sait qui écouter en elle, sa morale chrétienne ou son désir coupable issu d’un amour on ne peut plus pur, mais entaché par le mal d’une souillure ancestrale. Sacrificielle, incapable d’humanité sous peine de mort, cette vision subtile et suggestive d’une sexualité vampirique achève la profondeur de ce portrait d’un être sublime et grotesque qui a toute sa place dans la mythologie du 7ème art.