La mort est à l’amour ce que la mort est à la vie. Son spectre plane toujours, laissant le choix du déchirement ou de l'indifférence. L’amour passe, la mort suit, toujours avec du retard pour laisser l’illusion d’un idylle qui ne finira jamais.
Mathilde aime Bernard. Bernard aime Mathilde. C’est une passion commune qui les lie, qui les fait attendre, qui les consume. Ils se rencontrent, ils s’aiment, ils se quittent, ils se tuent, et puis ils s’aiment encore. On a ici un exemple de la tragédie dans ce qu’elle a de plus pure : deux amants qui se dirigent vers leur irrémédiable et fatal dénouement. C’est ce seul dénouement qui peut leur permettre de s’unir entièrement. Avant cela, tout n’est que symétrie, deux chemins parallèles qui ne se croisent jamais: les deux maisons, les deux couples ; et rien ne se fait ensemble : l’un attend dans la chambre d’hôtel, l’autre arrive en retard, lorsque l’un veut parler, l’autre veut faire l’amour, et lorsque l’un dit à l’autre d’attendre, plus personne n’attend. A bien creuser, tout le film est construit sur oppositions et symétries : les amours passés et les amours présents, le mariage et l’adultère, les blondes et les brunes, l’amour et l’Amour… On a deux personnages qui en ne s'opposant en rien, s’opposent en tout. S'ils savent que l'un ne peut se passer de l'autre, ils savent aussi que cela implique la souffrance que certains envient tant (Arlette dit à Bernard après celui-ci ait montré à tous son amour adultère pour Mathilde“Je suis jalouse d'elle, de toi, et surtout jalouse de ta souffrance.”). La seule alternative “civilisée” à cette force destructive de la passion : Madame Jouve. Elle fuit son ancien amant, pour lequel elle a voulu se tuer. Comme une figure d’autorité, Truffaut la choisit comme narratrice et témoin de cette irruption de l’amour destructeur qui bouscule l’ordre social.
Plutôt que de trouver cinq actes à sa tragédie, Truffaut a préféré un mouvement ternaire qui symbolise l’amour mortuaire porté par les amants : dans un premier temps, ils portent tous deux inconsciemment le fragile édifice en se partageant les charges, dans un deuxième temps, Mathilde quitte les fondations pour laisser Bernard porter l'amour seul et s’écrouler avant de se relever, et enfin dans un dernier temps, c’est Mathilde qui est abandonnée par Bernard, elle s’écroule et ne se relèvera pas. Pour chaque temps, Truffaut fait monter les dégâts crescendo. Une première prise de bec bénigne au club de tennis montre cet amour oublié qui ressurgit doucement mais surement. C’est un tableau habituel de la vie de ce tennis grenoblois que nous offre Truffaut: tout le monde connaît tout le monde, tout le monde respecte tout le monde. Il n’y a pas de problèmes, les gens ne les connaissent pas et les évitent. Une télégramme arrive à Mme Jouve, elle s’inquiète, elle annonce la suite de l’intrigue et avertit Bernard par ses larmes : fuyez les amours oubliés.
Dans le deuxième acte, les voisins organisent la fête de leur voyage de noce. Il y a toujours le même sentiment de joie. Chacun s’apprécie, il n’y a pas d’accros et la bonne humeur règne. Mais l’ordre est fait pour être dérangé. Depardieu veut parler à Fanny Ardant. Alors il crie, il hurle, il la frappe. La quiétude campagnarde se voit perturbée et personne ne réagit vraiment. Le secret est révélé. Bernard avait besoin de ça pour passer le témoin à Mathilde. Alors Mathilde porte tout toute seule, et elle pleure, elle suffoque. Dans les toilettes du club de tennis, deux individus lui font ouvrir les yeux sur son amour qui ne s’évanouira jamais, et de la souffrance qui ne s’apaisera que dans la mort. "il est en train de comprendre que la seule personne avec qui il ne faut jamais faire l'amour, c'est sa voisine de palier". Alors elle pleure, alors elle disparaît car Bernard est la seule personne qui la fait exister. Sans lui elle ne rit plus, elle ne parle plus, elle pleure et elle attend.
Mais c’est elle qui a causé sa perte. Bernard avait rejoint l’ordre social, avait une famille. Mathilde est venu là pour récupérer son bien et le sortir de là. Elle est possessive dès le début. C’est elle qui l’appelle, c’est elle qui le domine du haut de l’escalier. Elle domine le plan et lui est dominé et ne peut qu’accepter les avances de son ancien amour. C’est la mère qui a perdu son fils et qui veut le récupérer. Tout le film suit ce mouvement régressif où l’enfant qui avait quitté le nid se voit poursuivi par sa mère désespérée de ne plus le voir. S’ils étaient différenciables au début du film, ils fusionnent dans la mort. La mère a récupéré son fils jusqu’à en prendre sa vie. Elle a enfermé le couple dans l’infernale boucle de l’amour destructeur. Et ce mouvement régressif va au-delà d’un simple retour à une relation mère possessive-fils. C’est un retour à une nature indomptée, indomptable et sauvage. Les chats hurlent dans la nuit, les chiens hurlent dans le parking, et Depardieu hurle dans le jardin. Depardieu est violent. Il bat Mathilde, lui donne tout son amour de manière bestiale. Et puis il prend le dessus, à son insue. Il n’avait pas résisté, puis il s’est sauvé en se trahissant, et Mathilde a perdu pied. Elle devient la dominée et reprendre sa place. Mais elle ne trouve qu’une solution voyant l’apparente indifférence de son amant : la mort pour l’un comme pour l’autre dans un dernier acte d’amour. C’est le seul moyen qu’elle a trouvé pour tourner cette page de 100kg: arracher les suivantes.
Alors ils s’aiment une dernière fois, le musique berce leurs ébats coïncidant comme à chaque fois dans le film avec la résurgence des passions. Et puis ils meurent ensemble. Le geste lent de Mathilde laisse imaginer que Bernard l’a laissé faire, ils se sont évanouis ensemble pour garder cet amour sans souffrance, une union éternelle. Truffaut comprend l’amour et veut nous le traduire ici. C’est “ni avec toi, ni sans toi”.