Useless bride
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le 17 févr. 2023
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« Mes idées noires sont comme des mouches qui tournent autour de ma pauvre tête ». Ses idées noires, de désolation absolue, tournoyèrent bruyamment et insidieusement, la consumant à petit feu, telle la mouche envahissante qui ne laisse aucun répit.
La femme de Tchaïkovsky, jouée par l’excellente Alyona Mikhailova incarne la noirceur à merveilleuse dans ce qu’elle a de plus effrayant et de beau. Si de nombreuses scènes sont tragiques, recouvertes à l’écran d’un voile bleutée , d’autres, plus chaudes, à l’image des bougies qui éclairent les corps et le feu qui embrase tout, subliment une Antonina Milulkova aveuglée, obsessionnelle, tantôt livide, tantôt passionnée comme une flamme qui se consume. Telle une religieuse vouant une admiration sans borne à Dieu, elle ne peut y trouver la consolation de la foi en se confrontant au rejet de celui qu’elle admire inconditionnellement. Face à ce rejet, Antonina se retrouve dans une posture paradoxale. Ne pouvant être aimée, elle divinise le corps de Tchaïkovsky au travers d'objets, par le piano et la musique avec lesquels elle a une relation presque charnelle, par son alliance qu’elle ne quittera (presque) jamais mais aussi par les cadeaux sans retour qu’elle lui offre (telle que la chemise brodée par ses soins) symbolisant autant d’offrandes pour lui rendre hommage. De l’autre, elle ne peut s’empêcher de penser au corps bien vivant du compositeur qui la rejette, se mettant progressivement à avoir un comportement antichrétien, lui soustrayant davantage d’argent pour consciemment le punir de son comportement fétide. Malgré son admiration, elle ne peut que lui souhaiter l’enfer, n’arrivant pas à se convaincre totalement au fond d’elle que son génie excuse tout.
Certaines scènes sont d’une grande beauté, me faisant penser au film A Ghost Story, convoquant l’univers fantastique et fantomatique du rêve. Les plans larges du piano dans la pièce vide du salon, la bouche d’Antonina qui s’étire sous le voile noir des mains de Tchaïkovsky, le rêve dans la foret fantastique où le couple rêvé est photographié avec ses enfants-anges, Tchaïkovsky étant peint en bon père de famille et rieur, sans oublier le magnifique plan d’ensemble sur la foret et le lac de la région de Kiev. Ces scènes de rêves ne nous épargnent pas de longs plans séquences dans les rues sales et malfamées de la Russie du XIXème siècle où se côtoient malfrats, mendiants et noblesse russe. Le réalisateur nous montre à travers sa caméra et sa mise en scène baroque la Russie qu’il souhaite nous filmer, entre dégout et fascination pour son peuple.
Le film empreinte au genre du théâtre et de l’opéra, s’autorisant une grande liberté avec des scènes surréalistes, de l’enterrement où Tchaikovsky se réveille d’entre les morts pour injurier sa veuve jusqu’à la scène finale de danse où Antonina finira en transe, entourée d’hommes nus.
Le génie et le travail de Tchaïkosky sont complètement évincés pour se consacrer uniquement à la douleur de sa femme. Une douleur froide, lente, agonisante qui place la protagoniste paradoxalement toujours dans le second rôle, vivant à travers Piotr, et dans l'ombre d'un mari qu’elle n’a jamais désiré et qu’elle méprisera (elle osera appeler un de leurs enfants Piotr!) et des enfants de substitution qui ne lui feront jamais oublié sa douleur.
Cette vie brisée par le rejet puis par son absence de capacité à passer à autre chose nous renvoie tous à nos obsessions, et sans être érotomane, à ces choses qui nous tourmentent sans cesse. Il nous rappelle que la victime peut aussi être le bourreau. En étant centrée sur son obsession, elle en oublie tout ce qui l’entoure, se comportant avec son mari comme Piotr avec elle, dans une indifférence la plus totale.
L’être humain est complexe, insondable, à l’image de la femme de Tchaïkovsky.
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Créée
le 6 mars 2023
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