Au Christine Cinema Club, on ne badine pas avec les films, on les admire. Illusion d’un rêve commun ? Sans doute. Ce soir-là, la salle est sur le qui-vive et attend patiemment l’arrivée d’un grand monsieur de cinéma. Voilà que les lumières s’allument et qu’une porte s’ouvre. Jacques Perrin émerge, tel un jeune homme qui n’aurait pas vu le temps passer. Il est là, approchant les 80 printemps, pour nous présenter un film qui en a 60. Son visage, on le retrouve dans LA FILLE A LA VALISE, un visage jeune, innocent, débutant, qui a encore tout un monde à découvrir et toute une vie de cinéma à éprouver. L’écran lui tend alors comme un miroir sur son passé. Une question nous traverse alors l’esprit : que reste-t-il avec le temps ? Le regard ou le sourire ? Car derrière ce visage aux rides pleines de vie, demeure quelque chose d’intact : un petit sourire au coin de la lèvre, un pétillement dans le regard ; oui, ce jeune homme est encore là, il n’a pas changé. Il nous parle alors de Valerio Zurlini, de son érudition, de la douceur d’un tournage sur la côte Adriatique, de la talentueuse Claudia Cardinale et de ce film qui a retrouvé sa jeunesse. Puis Perrin s’éclipse pour laisser place à son éternel double de cinéma. Près d’une année après cette apparition, l’homme disparaitra dans un soupir, laissant derrière-lui des personnages sans interprète. Mais si Jacques Perrin n’est plus, une part de son aura subsiste dans des images qui nous semblent, quant à elles, bien vivantes.


Tout commence en 1958 : Jacques Perrin foule les planches du théâtre Edouard VII aux côtés de Sami Frey dans L’année du Bac. Dans la salle, Valerio Zurlini observe. Le cinéaste vient de trouver le visage de son Lorenzo. Perrin s’embarque alors pour l’Italie à seulement 18 ans. Dans LA FILLE A LA VALISE, il est ce jeune bourgeois qui s’éprend de la belle et pauvre Aida, interprétée magnifiquement par Claudia Cardinale. Ce n’est pas un opéra, mais ça pourrait y ressembler. Là encore, c’est une histoire d’amour impossible, un amour condamné entre deux personnages que tout oppose, à commencer par la classe sociale : Lorenzo, l’adolescent bourgeois – qui n’est pas encore tout à fait un homme – reclus dans une immense demeure face à la lumineuse Aida, jeune femme infortunée, indépendante et naïve qui cherche à exister dans un système verrouillé par les hommes et leurs désirs. Chez Zurlini, il y a cette impossibilité à rester dans l’insouciance, comme s’il fallait éprouver ce sens de la vie qui passe et qui marque. Mais au-delà de cette fatalité sociale et de cette relation vouée à l’échec, quelques regards suffisent pour croire encore qu’un autre monde est possible ; et que la solitude de l’un peut s’adoucir au contact de la solitude de l’autre.


Le prologue nous dit déjà tout de ce mouvement impossible et de la trajectoire contrariée de l’héroïne : un train passe, un panoramique s’amorce, une route déserte apparaît dans le cadre et une voiture s’oppose au mouvement du train en prenant un sens inverse. Si le mouvement s’annule, c’est bien parce que chaque avancée d’Aida n’amène en fait qu’un retour au point de départ, un retour à la valise et à la marche pour (sur)vivre. Il faut aussi dire que le cinéma de Zurlini est traversé par des trains, des trajets, des plages ou des grands espaces porteurs d’illusions : on pense à Rimini, à son Eté Violent et à cette plage qui portait déjà un amour condamné entre Jean-Louis Trintignant et Eleonora Rossi Drago avant qu’une séparation n’ait lieu à bord d’un train. Le mouvement final de LA FILLE A LA VALISE ne fera qu’entretenir le sur-place ; en délaissant Aida dans un hall de gare, en refusant cette montée dans le train et en la poussant à l’errance sur une place déserte avant de disparaître en hors-champ. On repense alors à cette interrogation lancée par Aida à Romolo Valli, l’ecclésiastique : « Tout le monde défend les autres. Et moi, qui me défend ? ». Le regard baissé, le silence comme seule réponse ; telle cette place vide, sans refuge, qui n’accueille désormais plus personne à part une rêveuse brisée. La mécanique se répète alors : séduite et abandonnée, comme dans ce superbe film éponyme de Pietro Germi où la Cardinale laisse la place d’honneur à la Sandrelli.


Mais dans la cruauté et le nihilisme de ce regard, des instants lumineux parviennent encore à se frayer un chemin. Peut-être parce que Zurlini n’a pas complètement perdu espoir. Parce que la beauté de la jeunesse est plus forte que toute désillusion. Parce qu’un regard amoureux sera toujours plus éclatant qu’un zeste d’amertume. Qu’importe si tout bonheur est condamné à disparaître. Chez Zurlini, il reste un sentiment attaché aux images : alors qu’elles ont disparu de notre regard, elles continuent pourtant de nous suivre jusqu’à l’obsession. Sans doute parce que ces images sont des sentiments enfermés dans des cadres. Les sentiments, ce sont des mouvements : un battement de cœur, un premier pas, une main en enlaçant une autre, etc. « Il y a tant de choses que je ne suis pas arrivé à te dire » murmure Lorenzo à Aida. Les images de Zurlini y sont pourtant parvenues.


Chaque « mise en cadre » touche à une sensibilité authentique, chaque plan est d’une beauté subtile. A l’instar de cette descente d’escalier de Claudia Cardinale sur un opéra de Verdi (Aida, bien sûr) : à cet instant, elle semble exister tout entière dans le regard de Perrin, dans un champ / contrechamp tout en mouvement qui fait d’elle une reine coiffée d’une serviette (l’illusion de dépasser sa condition le temps d’un 45 tours) et de lui un cœur pris au piège. Est-ce là le drame de cette éducation sentimentale ? Un impossible rapprochement ? Mais les regards de Perrin valent mille étreintes. Comment ne pas évoquer ce long plan fixe sur son visage lorsqu’il regarde Aida danser avec un autre prétendant ? Le plan vous serre le cœur comme si vous reviviez un chagrin d’amour. Rythmée par le « El Deguello » de Dimitri Tiomkin et sa trompette tout droit sortie de Rio Bravo, la scène impose une émotion ininterrompue ; de l’amour dans un regard, du désir, de la tristesse et du désarroi aussi. Mais surtout une incroyable justesse dans l’interprétation, chez ce même jeune homme qui chantera chez Demy que « son amour, c’est sa vie mais à quoi bon rêver ». C’est dans de telles scènes que Zurlini révèle tout son talent de directeur d’acteurs.


Talent de cinéaste également ; puisque Zurlini fait souvent le choix de soutenir les regards dans de longs plans qui ne coupent jamais l’émotion. Il déploie également un sens de la mise en scène, tout en mouvements, absolument remarquable. Le cinéaste cadre ainsi toujours au plus près des sentiments en isolant des regards, des nuques, des mains qui caressent, des gestes de vulnérabilité, et ce, toujours avec beaucoup de nuances. Le superbe noir et blanc contribue aussi à renforcer cette dynamique des sentiments, entre ombre et lumière, entre intériorité révélée et mystère. La caméra bouge alors au rythme des corps et des cœurs qui battent. On sent alors dans chaque plan tout l’amour que porte Zurlini à ses acteurs. Et ses acteurs le lui rendent bien : Claudia Cardinale est semblable à un rayon de soleil, imprévisible dans ses réactions, pleine de contradictions, aussi insondable que bouleversante. Elle parvient en un regard à ouvrir son âme à la caméra, et à un Jacques Perrin tout aussi juste dans son jeu.


Dans ces visages qui sont comme des paysages, Valerio Zurlini semble vouloir capter la fragilité des instants qui finissent toujours par disparaître quand les douze coups de minuit ont sonné. Ce qui ressort alors de LA FILLE A LA VALISE, c’est avant tout cette véritable mélancolie, celle d’un monde disparu, d’un monde de la fugacité où les moments de bonheur baignent toujours dans une lumineuse tristesse. Car dans ce monde du « far niente », l’heure est au désenchantement. La vie n’est pas le Tintarella di luna de Mina. Les idéaux romantiques ne durent ainsi que le temps d’un regard ; et le réel revient toujours à la charge pour asséner un peu de désespoir. Le dernier geste de Lorenzo, voulu comme une déclaration, aura ainsi l’effet inverse : tendre une enveloppe où l’argent a remplacé les mots, comme le reflet d’une société qui ne croit plus en rien et pense que le pognon peut remplacer un sentiment. Par la suite, Zurlini se laissera aller à un désespoir plus profond encore ; dès Journal Intime l’année suivante – où les regards de Perrin croisent ceux, bouleversants, de Mastroianni – jusqu’à son dernier film désabusé, Le Professeur, avec cette station balnéaire en hiver où la mort semble accompagner l’errance d’Alain Delon. Mais dans cette vision mélancolique et tragique, Zurlini n’oublie jamais de faire preuve de délicatesse envers ses personnages ; des âmes perdues qui errent toujours en quête d’un espoir ou d’une échappatoire. Si LA FILLE A LA VALISE touche droit au cœur, c’est bien parce que ce mélo ne connaît pas les rides et fait vivre à Lorenzo et Aida des moments d’éternité. Alors à la question « qu’est-ce qui reste avec le temps ? », nous répondrons : la vie derrière un visage, la vitalité des expressions, l’émotion d’un regard et la confession d’un sourire. Car à la fin, tout ce qui reste, ce sont les regards de ceux qu’on a aimé le temps d’un film.


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blacktide
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