Voici donc le premier film mis en scène par Jean Renoir. Avant La fille de l'eau, le cinéaste avait porté le projet de Catherine (remonté en 1927 sous le titre Une vie sans joie), réalisé par Albert Dieudonné, le futur interprète de Napoléon. Renoir avoue cependant dans Ma vie et mes films qu'il ne se contenta pas d'en être le producteur : Je ne pouvais me retenir d'intervenir constamment dans la mise en scène. Il fallait à Dieudonné une patience d'ange pour ne pas nous envoyer promené, Catherine et moi. Ce premier essai, confia-t-il plus tard, n'avait d'autre d'objet que de faire de sa femme, Catherine Hessling (l'un des derniers modèles de son père), une vedette de cinéma. Il imagina donc pour elle une petite histoire où se reflétait toute son admiration pour les films américains. Ce film ne fut projeté qu'en privé. Renoir eut plus tard la franchise de reconnaître qu'il s'agissait d'un petit chef-d'œuvre de banalité, espérant alors qu'il n'en subsistât aucune trace. Il admettait également que Dieudonné avait fait son possible pour le maintenir dans les limites du raisonnable, mais qu'il n'était de pire sourd que celui qui ne veut pas entendre.

Selon les dires de Renoir, La fille de l'eau est né du bizarre assemblage de Catherine Hessling et de la forêt de Fontainebleau, où le cinéaste possédait une maison. Avec son ami d'enfance Pierre Lestringuez (qui joue ici le rôle de Jeff), il imagina une histoire dont l'unique but était de mettre en valeur les qualités plastiques de Catherine et la magie de la forêt. L'intrigue était au second plan de ses préoccupations.

Le scénario de La fille de l'eau n'est de fait pas d'une folle originalité. Rien ne le distingue de nombre de productions de l'époque : une orpheline victime d'un homme violent est sauvée par l'amour d'un jeune homme de condition sociale plus élevée. Sur le plan formel, en revanche, ce premier essai montre une maîtrise déjà étonnante. En ce sens, je suis en désaccord total avec ce qu'écrit Claude-Jean Philippe, ancien présentateur du Ciné club de France 2, dans la biographie qu'il consacre au réalisateur : Franchement, si l'on m'avait montré La fille de l'eau sans générique, j'aurais été bien incapable de l'attribuer à l'auteur de Partie campagne [...]. Jean Renoir est loin d'appartenir à la lignée des cinéastes qui font de leur coup d'essai un coup de maître. Dans son commentaire, il n'évoque même pas la scène du rêve de Gudule (je vais y revenir), pourtant cruciale. C'est à se demander s'il a réellement vu ce film !

Certes, Renoir est ici dans l'expérimentation permanente, croisant les genres et les influences, mais il réussit tout. Il se fait impressionniste -évidemment !- quand il filme la campagne autour de Marlotte, sur les lieux même où son père avait peint tant de chefs-d'œuvre. Expressionniste, au moment le plus sombre de l'histoire de Gudule, juste avant que son oncle ne tente de la violer . Naturaliste, lors de l'incendie de la roulotte des bohémiens par les amis de Justin. Surréaliste, enfin, lorsqu'il met en scène le cauchemar de la jeune fille. Cette séquence d'environ six minutes est proprement bluffante de modernité, avec des contrastes très puissants, une photographie par instant tellement surexposée qu'on a presque le sentiment de voir un négatif, des ralentis d'une stupéfiante beauté. Les perspectives sont bouleversées (des hommes poursuivent Gudule en se déplaçant dans un plan perpendiculaire à celui où elle se trouve), déformées (les paysages se reflètent sur la surface d'une sphère). Les proportions sont altérées : un lézard évolue ainsi dans un décor de colonnes miniatures. Ce dernier plan faisait la fierté du cinéaste : Ma plus grande réussite dans ce genre fut la réalisation [...] du gros plan d'un lézard occupant tout l'écran et devenant de ce fait un impressionnant crocodile. Une satisfaction qu'il faut relier à un fantasme d'enfant : Un cadre qui m'influença grandement fut une villa près de Grasse que mon père avait louée pour l'hiver en 1900 [...]. J'avais plusieurs fois aperçu un lézard vert venu profiter de l'humidité du jardin. Agrandi cent fois, cet innocent reptile fournissait à mes rêves un crocodile très présentable [...]. Je me suis mis à collectionner les reptiles. J'avais une cage en verre [...]. La séquence s'achève d'une manière très picturale, avec la descente de Gudule, qui évoque la chute des âmes damnées d'un Jugement dernier gothique.

On voit par ailleurs poindre dans La fille de l'eau certains des thèmes que Renoir développera dans ses œuvres de la maturité, en particulier son anarchisme. Cette tendance apparaît dans deux intertitres : lors de la présentation de La Fouine, dont on nous dit qu'il s'agit d'un braconnier plein d'avenir, et lorsque Justin se vente d'avoir détruit les nasses en osier du jeune homme, acte que l'auteur qualifie d'exploit stupide. Le cinéaste prend clairement le parti de ses personnages qui s'opposent à l'autorité. Ce que symbolise cette scène où il compare, en deux plans successifs très drôles, Justin, dont le cou s'allonge pour boire un verre de vin avec un groupe d'oies sortant du café où il se trouve.

Les grands créateurs savent en général s'entourer d'une équipe fidèle. Et ce, dès leurs premiers films. On peut citer, par exemple, le lien fort qui unit John Ford et son scénariste Dudley Nichols, ou, plus près de nous, celui existant entre les frères Coen et leur chef opérateur Roger Deakins. Renoir n'échappe pas à la règle. On retrouve à l'affiche de La fille de l'eau plusieurs de ses collaborateurs réguliers. Il y a d'abord Jean Bachelet, qui signa la photographie de Catherine, Nana, Sur un air de charleston, Marquitta, La petite marchande d'allumettes, Tire-au-flanc, Madame Bovary, Le crime de monsieur Lange, Les bas-fonds, La règle du jeu... Pierre Lestringuez fut quant à lui l'auteur des scénarios des quatre premiers films du réalisateur, qui dit de lui dans son livre de souvenirs : Il était mieux qu'un ami d'enfance, c'était un ami d'avant l'enfance. Son père et mon père avaient été intimes. Catherine Hessling, pour sa part, fut l'héroïne de six films de Renoir. Elle apparaît ici avec un maquillage très particulier : sa bouche et ses yeux, d'un noir intense, se détachent violemment sur le visage recouvert d'un fond de teint épais et blanc. Renoir en était arrivé à la conclusion que, puisque le cinéma était en noir et blanc, il était inutile de photographier d'autres couleurs. La fidélité n'était cependant pas à sens unique. En effet, lorsque Pierre Champagne, qui interprète Justin Crépoix, se tua dans un accident de voiture, Renoir employa sa veuve, Mimi, comme scripte sur La nuit du carrefour (1932).

La fille de l'eau est un film injustement méconnu. Il est vrai que son auteur lui-même en mésestimait la valeur : Avec ce film à petit budget, je ne comptais pas bouleverser le marché cinématographique. J'aurais même fait cadeau de ce film aux exploitants qui auraient bien voulu le projeter. Il convient donc de le découvrir. Il existait chez Studio Canal une belle édition DVD incluant La petite marchande d'allumettes et Sur un air de charleston. Cette édition n'est malheureusement plus commercialisées (on peut néanmoins la trouver d'occasion). Ce film a été restauré en 2005 par la cinémathèque française à partir d'un contretype 35 mm sur support de sécurité. Cet élément établit par Henri Langlois comportait des intertitres en anglais. La restauration a consisté à traduire et adapter ces textes afin de composer un nouvel intertitrage, puis à numériser le contretype pour traiter l'image.
ChristopheL1
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le 6 déc. 2011

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