(Série "Dans le top 10 de mes éclaireurs" : guyness, Kalopani)


John nait avec le siècle et va l’incarner : obsédé à l’idée de « devenir quelqu’un », il rejoint la foule des individus en quête d’une opportunité, dans le pays qui apparemment les donne à chacun. Tout entier tendu vers cet objectif prestigieux, il alterne entre procrastination et abattement au sein de la grande machine du XXè siècle.
Vidor filme New York presque comme Vertov le fit avec la ville l’année précédente dans L’homme à la caméra : avec fascination et frénésie ; images orthonormées, pulsation d’une vie continue, la ville bouillonne et dévore. Sujet principal de toute la première moitié du film (assez long pour son époque, 1h45) la vie urbaine est toute entière sous le signe du mouvement, comme en témoignent la montée le long de la façade d’un building pour atteindre le bureau du protagoniste, ou cette longue et splendide séquence à la fête foraine, où l’on tangue, on s’accroche, on rit tout en resserrant les liens amoureux. Là aussi, difficile de ne pas penser à L’Aurore, contemporain de Vertov...
L’histoire d’amour prend sa source aux chutes du Niagara, d’un lyrisme mélodramatique qui sied parfaitement aux ambitions de John parvenant à galvaniser Mary : ils auront un destin d’exception.
En 1929, les jours du muet sont comptés : il est intéressant de voir à quel point cela déteint sur le film, qui parvient à magnifier l’esthétique de son genre tout en concurrençant le nouveau succès du parlant : les cartons sont nombreux, l’expressionisme plus ténu, la gestuelle moins théâtrale. Les visages de John et Mary sont d’une grande finesse, et les diverses émotions qu’ils éprouvent se font dans une subtilité très moderne.


“The crow laughs with you always… But it will cry with you for only one day”.


Finalement d’une banalité très émouvante, le parcours de John et Mary est ambivalent. C’est d’abord celui de l’échec d’un individu qui ne parvient à s’extraire de la fameuse foule éponyme. Celle-ci est partout, dès les origines et la mort du père, saturant la rue et permettant au fils la distinction par un escalier démesuré dans une scène primale d’une grande force. Ensuite, elle sature la ville et semble envahir le couple naissant, empêcher son intimité, que ce soit à la fête foraine (où l’on décapote les wagons pour assister aux ébats des passagers), dans le train des noces, la salle d’attente de l’hôpital et la nursery elle-même. John et Mary, qui pourtant nous émeuvent, semblent souvent les pions d’un ensemble plus vaste qu’eux dans lequel tout le monde joue le même jeu ; lorsque John tente de faire valoir sa situation pour obtenir un emploi et qu’on l’empêche d’intégrer la file d’attente, on lui rétorque que tout le monde est dans son cas.
La foule est aussi présente dans les instants les plus terribles du deuil de l’enfant : témoin, trop plein, elle exacerbe comme elle bride les émotions des protagonistes.
La course de John devient ainsi une sorte de course frénétique à contre-courant : désireux de s’intégrer pour mieux se distinguer et dominer cette foule, il ne fait que s’y noyer, incapable de saisir les opportunités qui lui semblent si ternes, et lui reproche son indifférence : « The world can’t stop cause your baby’s sick ! » lui dit, avec raison, un policier lorsqu’il exige d’elle du silence.
John met du temps à comprendre le projet de Vidor lui-même : extraire un anonyme de la foule et nous le rendre héroïque par sa capacité à nous toucher au regard de son quotidien. Se marier, avoir des enfants, affronter la vie : une quête à la portée de tous à laquelle l’humaniste rend un vibrant hommage.
Alors qu’on semble atteindre le sommet du pathétique, le revirement apaisé (imposé, parait-il, à Vidor) peut renforcer cette intention : le dénouement modestement heureux peut advenir, pour peu qu’on délaisse le trait forcé d’une leçon didactique et tragique. Vidor cherche moins à démontrer et ériger une morale qu’à émouvoir à l’échelle humaine. Il l’affirme d’autant plus lors de la dernière scène où la famille réconciliée rit aux éclats au spectacle : celui-ci rassemble, émeut et permet un regard bienveillant sur nos pairs. La foule nous est devenue sympathique, au sens étymologique du terme : nous ressentons avec elle. Ce n’est pas pour rien que le plan ultime renvoie à une foule bien particulière, miroir évident des destinataires de Vidor : celle des spectateurs.

Sergent_Pepper
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le 11 mai 2014

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le 11 mai 2014

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