Les films sur l’air du temps suscitent toujours une réticence un peu prudente : lorsqu’on voit débarquer les Gilets Jaunes au cinéma, toute la guerre des images qui a inondé les chaînes d’info et les réseaux sociaux est encore clairement dans les esprits, et l’on peut s’interroger sur les démarches qui vont être à l’œuvre, entre récupération, opportunisme ou gratuité vaine.
Catherine Corsini établit d’emblée un contrat clair : si La Fracture nous immerge une nuit durant dans un service d’Urgences saturé alors que les émeutes se poursuivent dans une capitale en proie au chaos, son film se présente d’abord comme une comédie. La très vivace introduction, dispute conjugale par SMS interposé, donne le ton : avant que les enjeux sociaux ne se mettent en place, il s’agira de faire vivre des personnages. Du côté des bobos, le couple formé par Marina Foïs et Valeria Bruni-Tedeschi frôle la perfection. On saluera déjà, au passage, l’absence totale d’enjeu dans le fait de nous confronter à un couple lesbien, qui se pose avec une évidence qu’on attendait depuis longtemps dans un scénario. Alors que la première tente de gérer avec sang-froid la situation, la seconde s’impose comme un monument d’égocentrisme en crise d’hypersensibilité, à la fois insupportable, ridicule et hilarante. Son incapacité à voir au-delà de sa propre personne est presque touchante, et permet une tension tout à fait fertile lorsqu’elle se retrouve aux urgences, où elle devra composer avec d’autres priorités que la sienne.
À l’autre bout du spectre, le gilet jaune Pio Marmaï, habité et dans une rage mêlée d’inquiétude pour pouvoir reprendre la route et ne pas perdre son travail, va venir chaotiquement rétablir l’équilibre social. La rencontre fait évidemment des étincelles, portée par des comédiens fantastiques, et joue de l’exiguïté des lieux pour les forcer à communiquer à travers des parois avant de les forcer à cohabiter plus clairement.
Les ficelles sont bien évidemment visibles : la rencontre progressive des classes dans un lieu du service public par excellence, débordé et auquel on rend un hommage appuyé par le dévouement sans faille de ceux qui y travaillent. Mais la séduction initiale par une comédie efficace a fait mouche : les personnages existent, et ne sombrent pas dans des carricatures manichéennes : si le Gilet Jaune paraît bien allumé dans son projet d’accès à Macron par les égouts, sa rage n’en est pas moins légitime ; et si la bourgeoise égocentrée mérite bien des recadrages, et les recevra sans que son franc-parler ne soit pour autant toujours illégitime.
L’intrigue ne pouvant décemment condamner les spectateurs à attendre avec les patients, quelques ressorts un peu grossiers s’invitent, comme la fièvre de la fille de l’infirmière ou l’intrusion des émeutiers dans le service. Cette nécessité de l’élément perturbateur et du climax sont un peu regrettables : l’attaque du psychotique est vraiment dispensable, et le désir de souligner la concorde en nous proposant un CRS humain sur la fin s’enlise dans un didactisme qu’on avait su nous épargner jusqu’alors. Mais l’évolution des registres, de la comédie à un retour plus frontal du réel, sait reprendre ses droits dans un épilogue qui montre le retour très net de la fracture dans la destinée des individus : si la nuit a fonctionné comme un révélateur, elle n’aura pas eu la capacité de faire bouger les lignes.