La Graine et le Mulet est un déchet assez redoutable dans son genre, devenu le fétiche des critiques et des professionnels de la profession en son temps. Il rafle de nombreux prix en 2007-2008, commençant par exalter à la Mostra de Venise avant d’être couronné aux Césars. Le film suit Slimane Beiji (Habib Boufares) et sa famille dans leur combat pour créer un restaurant de couscous sur un vieux bateau à retaper. Slimane a 61 ans et vient de perdre son emploi, il tâche de se reconvertir.
Comme avec Pialat : pas de l’art, presque pas de cinéma, une approche réaliste, degré zéro. Mais il n’y a aucunement le côté incisif colorant et dirigeant l’approche de Pialat, ni l’intelligence ou l’engagement d’un Ken Loach dont on pourrait également le rapprocher a-priori. Chez Pialat, on explore et on regarde en face ; ici on se pose, on aligne toutes les scènes même insignifiantes, ponctuées par des moments de dramatisation hagards et laconiques. Pialat pouvait snober le cinéma car il y a une force dans ses récits et ses personnages ; peut-être que le problème est dans la médiocrité des lubies et sympathies de Kechiche.
En effet Kechiche n’a aucun talent pour capturer la réalité, pas plus que pour porter un regard d’auteur. Il n’en a pas davantage pour donner à cette fiction une quelconque valeur sociale, culturelle, ou politique, ou alors Plus belle la vie est un modèle de réalisme socialiste – avec peut-être les résidus d’imagination, ceux qui n’existent aucunement dans cette Graine et le mulet. Par exemple, Kechiche pourrait évoquer la difficulté d’ouvrir un commerce en France : voilà un sujet un peu aride peut-être, mais largement digne d’intérêt. Mais ces lourdeurs administratives et la complexité du système légal français auxquels se heurtent nos marchands de couscous, ça n’évoque rien à Kechiche.
Non. C’est un petit gadget venant densifier le triste récit, ça se survole, mais aux yeux des auteurs de la Graine et le mulet, ça n’a pas grande valeur, ou plutôt : qu’y aurait-il à dire là-dessus. Eh ! Pourquoi faites-vous ce film ? Pour la critique officielle dont vous vous doutez qu’elle sera complaisante ? Tout le film est ridicule, il n’y a aucune richesse dans ce qui nous est montré, aucun regard, aucune tenue. Le réalisateur est comme son héros, il se laisse porter par son équipe comme un impuissant total. Ce héros n’est pas un mince fardeau : voilà une patte molle fatiguée de A à Z, tenace seulement comme peut l’être un dépendant chétif pris en charge, ici par une ribambelle de jeunes femmes exubérantes, avec leur gouaille grotesque. Le culot et la grande gueule compensent parfois la bêtise et le gras.
Ce n’est pas simplement que Le Graine et le mulet ne mérite pas les égards qu’il a reçu ; cela, c’est sans importance, c’est une constante. Ce qui donne le vertige c’est qu’un spectacle aussi minable puisse être seulement validé et retenu. D’un point de vue artistique, narratif, visuel, etc, tout est catastrophique ou proche de la nullité ; il n’y a guère que sur le plan émotionnel, avec toute la subjectivité que cela comporte, qu’on peut trouver à La Graine une valeur. Pendant toute la séance on ne fait que s’écraser sur des plans séquences interminables, avec pour compenser l’inertie du regard la verve dégueulasse de protagonistes pour la plupart idiots. Quelquefois, Kechiche glisse un peu de pleurniche, mais même là il échoue, parce qu’il exécute sa scène de chialerie de circonstances, mais qu’aurait-il pour la défendre ? Il laisse ses acteurs faire le travail, acteurs et surtout actrices pour la plupart amateurs dont il faut endurer le manque de consistance et d’esprit de synthèse.
Oh mais il y aura toujours cet argument de l’humilité d’un cinéaste filmant la réalité sans avoir la prétention d’y apporter son jugement. Formidable, il n’y a qu’un problème, c’est que ce manque de jugement n’est pas seulement moral, il est aussi esthétique et puis finalement strictement technique. Allô la bande à Kechiche, osons passer en salle de montage ! Allô la bande à Kechiche, retranscrire la réalité, ce n’est pas poser une heure entière où il faut assister un clan de perdus meubler parce qu’un type s’est barré avec le couscous. Quelle dernière heure fort utile !
Quelle audace ! Quel visionnaire ce Kechiche pour ainsi passer une heure, une putain d’heure à nous faire patienter avec les clients en attendant le retour de la graine et du mulet. Qu’il est nécessaire et même hautement stimulant de voir ainsi ce monde barboter, piailler dans tous les sens, puis rester scotché avec lui sur la danse du ventre d’une fille un peu flasque. Quelle vraisemblance, quel courage, voilà une femme du vrai monde, une avec un bide épais, comprenez-vous ! Ah mais qu’on se rassure, le couscous nouveau arrivera à temps et les clients auront été occupés. Quel bonheur, il est maintenant temps d’enchaîner sur une sieste, en laissant les filles crier et faire le boulot. Voilà, c’est fini.
http://zogarok.wordpress.com/2014/11/26/la-graine-et-le-mulet/