Le petit charme, la frénésie du montage et l'asphalte noir

Vu à la cinémathèque en 35MM.


Quel sentiment que celui de retomber dans l'imagerie classique hollywoodienne, sa musique, son noir et blanc, son grain, avec cette intro efficace, qui va droit au but et que la frénésie rend virtuose. Enchaînement de fondus enchaînés, un écriteau, un homme à un bureau, une lettre, un second homme qui ouvre la cellule d'un prisonnier, ellipse d'un trajet en voiture, parc, micro détour de la caméra sur des enfants qui joue, Humphrey Bogart s'assoie sur un banc, renvoie une balle de baseball, un second homme sur un banc qui lit un journal qui nous présente le gangster, cut zoom dézoom dans le journal, fondue enchaîné pour arrivé un peu plus tard à une séquence en voiture de plusieurs minutes qui nous montre ses talents de conducteur et crée une rencontre avec une famille pauvre, dont une jeune fille, dont le gangster va tombé amoureux.


On se sent pris dans le récit, et le découpage d'une grande précision saute aux yeux, aucune coupe imprécise, inutile, seulement un enchaînement fluide d'images, d'abord le lapin, puis le ralentissement brusque d'une des voitures, puis la manœuvre du gangster qui part dans le nuage de poussière pour revenir sur la route en dérapant et dans tout cela, un plan, de l'intérieur des deux véhicules qui permet de savoir où est chaque protagoniste, toute la scène d'action est ultra lisible.


Arrivé à une ferme, le plan d'un braquage se prépare mais le film va rester assez en retrait des attendus du film noir pour être à la fois une romance avec la fille de la famille pauvre et une petite tranche de vie comique, dans une colocation de fortune avec de jeunes braqueurs assez mauvais et une femme, Marie (Ida Lupino) qui tombera amoureuse de cet ancien gangster au charme magnétique, le dernier professionnel selon son ami monteur de casse, et le seul personnage du film à être vraiment loyal. Bogart s'illustre ainsi dans un rôle à la Casablanca (1942, Michael Curtiz), un personnage avec de légères ambiguïtés (ici il peut être violent, il menace, il tue si il doit tuer et fait facilement fi de la mort de ceux qui l'entoure) mais qui reste fondamentalement bon (dans les deux films il avance de l'argent à des personnes dans le besoin, et dans celui ci précisément, il aide la femme de la colocation à rester, à obtenir une part de l'argent, suit les derniers volontés d'un mort même si ça pourrait lui causer du tort) auquel on croit mais qui donne au film une teinte gentille qui affaiblit un peu la partie film noir.


Ainsi le film baigne un temps dans une sorte de charme de l'âge d'or hollywoodien, un mélange de musique symphonique enveloppante et paisible dans lequel évolue des acteurs de grandes prestances, dont les dialogues et les situations joués évoluent sur un fil tendu entre le sérieux et le sourire satisfaisant du bon dialogue, de la froideur des réponses d'Humphrey Bogart contre la chaleur des gens qui s'adresse à lui, amenant par exemple à un double sentiment dans la séquence où il menace Mendoza, de sérieux dans la façon dont parle Bogart et de petit comique de répétition avec le claquement de ses doigts contre le bois de la table, qui reproduit le bruit d'un coup de feu. A cela s'adjoint les moments purement amusants, avec le vieil homme de la famille pauvre, maladroit et blagueur, le jeune bagagiste noir dans un rôle burlesque jouant avec ses yeux ou étant réveillé par un coup de klaxon, et le chien, annoncé dès le départ comme un porte malheur qui aurait causé la mort de chacun de ses propriétaires, qui sert de présence adorable comme de vecteur de comédie noire puisqu'on sent qu'il causera la mort du protagoniste dès le départ et que le film fait enchaîner les situations où il se retrouve à suivre le héros alors qu'il n'aurait pas dû. Cet aspect - la mise à distance du sérieux pur - est quelque chose de commun dans le cinéma américain de cette époque puisqu'on peut le retrouver chez des metteurs en scènes différents, à la fois dans l'écriture de Casablanca (1942, Michael Curtiz) et son personnage de policier français ripou, dans l'interlude comique avec l'achat de l'indienne dans La Prisonnière du désert (1956, John Ford) ou dans le western en semi huit clôt, Rio Bravo (1959, Howard Hawks) avec le personnage du vieillard plaintif et l'enchaînement constant dans le film de scènes de vie, d'histoires de personnages, arrêtés par instant par des guet-apens de bandits ; et, ici, cela vient atténuer un peu le rythme du film, qui fini par devenir un peu mou, par instant, dans ses petites intrigues secondaires.


Avant de se revivifier dans la seconde partie avec un casse simple, anti-spectaculaire (sans grande préparation avant, sans action ultra présente), un homme qui braque, deux qui brisent un coffre fort à coups de masse et une troisième complice qui klaxonne à l'approche d'un gêneur. Ce dispositif léger, filmé avec une très grande lisibilité et une fluidité dans le passage d'un espace à l'autre, suffit à assurer une bonne tension et montre à nouveau l'efficacité du montage que l'on pouvait voir dès l'introduction.


Le film offre une vision du romantisme un peu ternie, où Bogart doit faire face à un amour non réciproque, avant de se reconfigurer pour être avec une autre femme, folle amoureuse de lui, pour qui il semblait ne pas ressentir la même chose, comme si son refus d'être seul l'avait transformé de l'intérieur, pour que très vite il se lie à elle, lui offre une bague et finisse même par lui dédier ses dernières pensées dans un final quelque peu décevant, où le chien précipitera sa chute de façon peu inspiré, par rapport à l'insistance faîte sur lui depuis le début (dans le film noir c'est sans doute Le Gang des tueurs (1948, John Boulting) qui possède le fusil de Tchékhov le plus inspiré et le plus cruel) et terminant sur un micro monologue assez en dehors de l'émotion vers laquelle porte le film.


Cependant, quelques temps avant, la frénésie de l'introduction se remettait en marche et nous laissait avec l'incroyable souvenir d'un appel à la police où s'enchaînait avec des transitions balayage ou circulaire, policiers, employés du réseau de téléphone qui synchronise les appels, chef de police qui place ses voitures sur une grande carte, tout autour de la position du protagoniste, jusqu'à une poursuite aux accélérations d'images résurgentes de l'époque muette, montrant une vingtaine de plans où les policiers suivent péniblement la voiture du gangster tandis qu'elle drift sur l'asphalte noir des routes californiennes.

KumaKawai
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le 2 sept. 2023

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