Disons-le clairement :
Ce Renoir est si rare...
parce qu'il est clair, éclaire ;
Notre ciel éclair !
Dès l'une des premières scènes, où les aviateurs français sont capturés par l'ennemi, Renoir nous fait part de ses intentions : il n'a pas d'intention. Il n'a pas l'intention d'opposer la guerre à la civilité. Juste, à la rigueur, celle de filmer le spectacle de la vie, bourré de codes sociaux et de code de l'horreur. Quoi de mieux qu'une guerre pour caractériser les rapports sociaux faits de domination et de soumission. Dès cette première scène, il souhaite mettre presque à plat les ennemis.
Par contre, ce qu'il ne met pas à plat - comme c'est le cas dans la Règle du Jeu - ce sont les classes sociales. Les gradés bénéficient de contre-plongés tandis que les autres sont filmés plus simplement. Renoir nous invite ici à rire et pleurer, promouvant un cinéma de l'ambiguïté et la culture du paradoxe. Quoi de mieux que l'horizontalité d'un camp de prisonniers, aux allures de colonies de vacances et où la guerre est hors-champs, limitée à des intérêts bureaucratiques, pour saisir au vol, pour distiller ces rapports sociaux entre ennemis d'une part et différents grades de l'autre. Le film recèle de situations fraternelles : hymne français (chanté par un anglais travesti en femme !), spectacle, repas commun, tourisme, évasion, bataille de neige, amour. Dans le camp, tous les besoins individuels sont mis sous le tapis pour ne se concentrer que sur le désir qui anime un prisonnier : s'évader. Même la pénibilité d'être prisonnier n'est pas tant évoqué tant que le prisonnier est entouré de ses pairs. Peu de plaintes. Rire omniprésent. Cela est rare aussi.
Dans ses poussées de mises en scène, Renoir n'est pas tendre avec les gradés comme avec les moins gradés comme en témoigne la deuxième partie du film : le château. D'un seul coup l'horizontalité du camp devient un camp de captivité vertical, mettant en relief les grades - soldats livrés à eux-mêmes (scène fameuse de l'allusion à la révolution russe de 1917) et aristocrates rigides - évoluant dans leurs ruines obsolètes, chaotiques, inhumaines pour ainsi dire.
La troisième partie traite de l'évasion - ce qui permet au final de nous poser la question suivante :
Mais qu'est-ce donc que la grande illusion ? Il n'y en a pas de grandes mais une succession de petites qui, agrégées, déclinées, forment une grande. Illusion des frontières, illusion de la victoire, de l'honneur, des grades, illusion aussi autour dans le rapport des hommes avec les animaux - thème récurrent chez Renoir. D'ailleurs, l'une des dernières répliques du film est : "Les frontières ? La nature s'en fout." ou encore celle-ci de Gabin s'adressant à une vache bavaroise : "Tu t'en moques bien de qui te donnes à manger. T'as bien raison va !" L'humanisme lui-même est une illusion de classes mais dans ses classes encore, il peine à devenir transversal.
N'oublions pas qu'en 1937, Renoir a bien conscience de la percée nazie outre-rhin et elle ne présageait rien de bon. Même si Renoir ne tente pas d'être un devin, je ne pense pas qu'il était dupe au point de ne pas voir se profiler une nouvelle haine entre les hommes. Sinon il n'aurait pas fait d'allusion à la révolution d'octobre dans une scène ; Renoir est quelqu'un qui regarde derrière mais aussi devant, et je pense qu'il a sorti son film parce qu'il voyait se profiler un mauvais présage.
Je ne suis pas un grand fervent de l'humanisme, car c'est un courant qui conduit à tout et son contraire mais j'ai beaucoup apprécié la vision de Renoir. L'abolition de la niaiserie, le choix de l'ambiguïté m'a ravi.
Rappelons toutefois que ce film a été censuré et fut taxé d'antisémitisme alors que le seul juif du film est l'homme qui aime à partager, l'homme qui est fraternel, celui qui est le christ par excellence ! Tout le film annonce la prochaine guerre, celle de 39-45.
Enfin, on parle de Douaumont dans le film comme d'une victoire : je me suis rendu par "hasard" sur cette commune au mois de septembre dernier. Je peux vous assurer que l'immense colonne qui surplombe la campagne meusienne en mémoire aux soldats est une belle illusion. Cela a été un vrai carnage.