La guerre vue par un gang de majorettes
Chef-d’oeuvre du cinéma français mondialement réputé dont François Truffaut a dit qu’il était « construit sur l’idée que le monde se divise horizontalement, par affinités, et non verticalement, par frontières ». Le pacifisme revendiqué de ce film de Renoir sorti en 1936 lui vaudra une mise au ban pendant la seconde guerre mondiale, par les forces d’Occupation et le régime nazi. Il se déroule pendant le conflit de 1914-18, prend acte de l’existence des classes sociales et montre que la guerre peut être l’occasion d’accélérer les processus de réconciliation entre les hommes, par-delà ce que décrètent les autorités politiques.
Porteur d’espoir, donc aimable et respectable, La Grande Illusion opère un traitement de la guerre totalement absurde. La compulsion à montrer la vie et la camaraderie en dépit du conflit relève du grand arbre de Noël pour adultes se voilant la face le mieux possible. Le film présente les détenus, tous des archétypes auxquels Renoir taille un costume excentrique (constante chez lui), pleins de joie malgré la guerre et les réalités dans lesquelles ils sont présumés être plongés. La Grande illusion occulte ce qu’est une guerre et celle-ci reste absente. Lorsque les personnages en parlent, c’est superficiel ; et tout ce dont ils souffrent, c’est au pire d’être entre quatre murs.
Et encore, c’est de temps en temps, quand ils ne s’occupent plus depuis un trop long moment ou qu’un après s’être isolé s’est vu gagné par un coup de blues. On dira que c’est de la pudeur : c’est faux, c’est éluder, par idéal et par choix, mais cet idéal ne se départ pas d’une absence de conscience des événements ou de la nature des Hommes et de l’Histoire. D’ailleurs les personnages n’éludent pas : ils sont carrément en prison par hasard. Ils ont rapidement aperçue la guerre, ce fantôme ridicule ; et quand ils sont à court de conversations, ils se moquent vaguement d’elle. Ils doivent faire leur temps ici, alors ils s’exécutent dans la bonne humeur, pensent à mille petits divertissements et une poignée de combines pour s’échapper – et encore, rien ne presse.
L’ampleur de la posture atteint des proportions inacceptables. La Grande Illusion est trop gentil et inadéquat. Naturellement, les gens aiment consentir à la grande illusions, ils pensent même rendre hommage aux combattants, honorer leur devoir de mémoire. Ce n’est pas une foutaise, c’est carrément un contre-sens. De plus, la guerre « poliment » : c’est un non-sens et une insulte à ceux qui la font, la subissent et en sont mort. Aucune guerre ne doit se faire poliment. La politesse est un luxe, la guerre n’est pas l’affaire des gens vivant dans le coton ou prompts à faire dans la nuance et le relativisme au moment où un drame se joue. De même pour la prison : aucun système concentrationnaire dans lequel vous êtes tenu par la force et pour étouffer votre voix ne ressemble à ce genre de club Med, quand bien même chacun y mettrait du sien.
L’optimisme de La Grande Illusion est tel qu’il en vient à perdre de vue la notion d’indépendance et corrompt celle de liberté, car il se désintéresse du combat contre l’oppresseur qu’il minimise allègrement. Techniquement le film est intouchable, le montage est nerveux, le sens esthétique de Renoir s’illustre comme toujours. L’humour est bas de front ; c’est affreux de le dire car il ne faut pas attaquer un produit aux si douces intentions, mais c’est ainsi. Il y a des dialogues perspicaces et probablement de l’émotion en abondance, mais tout ça est sans esprit : Les vieux de la vieille est bien plus profond dans ses vannes et touchant humainement, Gabin y sera également moins contrit. Cependant la crétinerie ambiante est délibérée au même titre que l’humanisme niaiseux.
Le dernier-tiers n’y change rien. Au moins le parti-pris est assumé jusqu’au bout : c’est une balade, tout ça est peut-être très grave, mais l’important c’est de ne pas s’en faire, d’ailleurs personne ne sera blessé. Les méchants sont tout près, ce sont des gens faisant la grosse voix et pourchassant sans émotion. Des méchants de dessin animé donc ; et comme dans les dessins animés, il n’y a jamais vraiment de violence ; on sait que le Mal est là mais il est tellement voué à l’échec qu’il ne saurait vraiment s’exprimer, même maintenant où on le laisse se déployer. Et puis le Mal ne saurait vraiment exister, puisque depuis notre champ de vision reste tout innocent et heureux.
Forcément, cette aventure bon enfant et mielleuse est incapable de rendre ses personnages estimables ou attachants. Ceux-là sont constamment abaissés, alors qu’il suffirait de les laisser s’épanouir en adultes mûrs, même quelconques, afin que l’émotion tant convoitée prenne – enfin, chez les réfractaires aux arbres de Noël se mêlant de ce qu’ils sont incapables d’appréhender : conflits armés, politique, nature humaine, oppression.
http://zogarok.wordpress.com/2014/12/15/la-grande-illusion/