Comme d’habitude, Ray Ferrier (Tom Cruise), père divorcé, doit accueillir aujourd’hui ses enfants (Dakota Fanning et Justin Chatwin) que sa femme lui amène. Comme d’habitude, Ray va devoir faire d’innombrables sourires alors que ses enfants se soucient de lui comme d’une guigne. Comme d’habitude, il va surveiller son fils rebelle de très près pour éviter de le voir réitérer toujours les mêmes bêtises. Mais ce jour-là, les habitudes vont être brisées, lorsqu’éclate un orage électromagnétique, qui n’est que le déclenchement d’une invasion extraterrestre… La routine va se transformer en implacable lutte pour la vie.
On sait que dans les années 1980, les extraterrestres étaient gentils. D’E.T. à Abyss, en passant par Rencontres du troisième type, les extraterrestres venaient en amis ou en justiciers, mais usaient de leur développement supérieur pour aider l’homme ou l’acheminer vers la paix. Seulement, ère post-11 septembre oblige, les Etats-Unis ne se sentent aujourd’hui plus en sécurité, la paix n’est plus qu’une vague illusion apparemment inatteignable, et c’est le moment où les extraterrestres ne représentent plus chez Spielberg une présence rassurante, mais une menace qui, à y réfléchir, ne reflète rien d’autre que le terrorisme ambiant, parfaitement incarné par les vaisseaux qui dorment paisiblement sous nos pieds en attente d’être réveillés pour semer leur vent de mort.
Il y aurait beaucoup à dire sur ce chef-d’œuvre de la science-fiction qui, à chaque instant, s’avère d’une richesse étonnante. Car à travers le scénario extrêmement simple tiré du roman d’H.G. Wells, c’est le portrait d’une société entière que dresse le réalisateur, le portrait d’une société déchirée, à l’instar de la famille de Ray, écartelée entre le protectionnisme du père et la volonté du fils de faire face à l’ennemi. Naviguant constamment (et avec brio) entre l’intime et le collectif, Spielberg parvient dès lors à trouver l’équilibre qui manquait dans sa Liste de Schindler, les personnages se ne retrouvant pas ici écrasés sous le poids des événements, distillant d’authentiques – et inattendus – moments d’émotion, dus à l’immense talent de Tom Cruise, parfait comme toujours, mais également de l’incroyable Dakota Fanning. C’est en effet autant à son échelle qu’à celle de son père ou du pays que Spielberg filme l’intrigue, et à travers son récit, il illustre à merveille la perte d’innocence d’une enfance qui, à l’image de la population tout entière, ne parvient plus à conserver une cécité volontaire sur les événements qui se déroulent autour d’elle, comme en témoigne la brillante scène du
meurtre d’Ogilvy,
soigneusement laissée hors-champ.
A l’image de cette scène, et grâce à la photographie époustouflante de Janusz Kaminski, le réalisateur apporte un soin inégalé à son travail esthétique, exploitant à la fois la profondeur de champ (haletante scène de cache-cache dans la cave), ainsi que, grâce à un jeu incessant sur les regards et la lumière, le hors-champ. En résulte un film d’une perfection formelle rare, dont seul Spielberg a le secret, qui, par sa mise en scène virtuose mais jamais tape-à-l’œil, introduit dans son film une poésie noire à la Burton, surprenante et bienvenue, tout en maintenant une immersion absolument totale du spectateur, dans une action dont il est autant l’acteur que les personnages, eux-mêmes aussi passifs que leur spectateur face aux événements.
De fait, le spectacle de cette société en perdition est aussi, pour Spielberg, l’occasion de réfléchir encore une fois sur l’homme, et sa place sur la planète et dans l’univers, lorsqu’on voit celui-ci prendre conscience de son orgueil démesuré, confronté à sa propre incapacité à lutter contre des êtres supérieurement armés. Car
ce qui finira par vaincre les envahisseurs, ce n’est pas l’homme, mais bel et bien la nature,
et quoique beaucoup trop rapidement expédié, le final grandiose arrive à point pour nous rappeler que la vraie guerre s’est déroulée à une échelle infiniment plus petite que nous, et qu’il y a sur Terre des choses qui méritent autant notre attention que notre simple survie, à laquelle nous veillons parfois de manière cruellement égoïste.
On n’aura jamais fini de faire le tour de ce qui s’avère peut-être l’œuvre la plus dense de Spielberg à ce jour, mais ce qui est sûr, c’est qu’on ne perdra jamais son temps à voir et revoir ce chef-d’œuvre de la science-fiction, souvent injustement boudé, qui allie au divertissement une réflexion d’autant plus percutante qu’elle sait rester discrète et mesurée, et s’insère parfaitement dans un spectacle colossal, dont on ne ressort pas indemne.