Quel incroyable film. Je le regarde dans la foulée de la lecture de Papa, qu'as-tu fait en Algérie ? de Raphaëlle Branche, et il est profondément émouvant.
Il s'agit de témoignages d'appelés de la région de Grenoble, qui se sont retrouvés en Algérie. Le film leur donne la parole, en général avec leur nom et la durée de leur incorporation. Ce film brasse énormément de thèmes concernant l'expérience de cette catégorie de population. Certains évoquent ces souvenirs pour la première fois, et prédomine souvent chez eux le sentiment d'avoir été des oubliés de l'Histoire. Beaucoup d'émotions donc, et des sentiments très mélangés. Ces jeunes gens venaient d'avoir le bac ou avaient quelques années d'expérience professionnelle. Ayant connu enfant la fin de la Seconde guerre mondiale et vivant à une époque où on parlait de "puissance paternelle" et non d'autorité parentale, ils sont partis en Algérie vivre leur service militaire comme le dernier rituel avant l'âge adulte. Mais ce qu'ils ont trouvé les a souvent profondément marqués, sans qu'ils puissent en parler à leurs proches pour ne pas les affecter. Il y a donc un silence, mais aussi une rancoeur de ne pas avoir été questionné plus tôt, à dépasser. Et aussi la peur du témoin de trop s'exposer, et d'avouer des choses qui pourraient l'éloigner des siens.
Quatre heures, mais quatre heures passionnantes où les témoignages alternent, se répondent, se contredisent, se nuancent, avec une mise en scène qui enchaîne des montages de photos de l'époque, des témoignages en gros plan d'appelés ayant atteint la soixantaine, de plans sur les montagnes de Grenoble ou des Aurès et des séquences de réunion d'anciens combattants (UNC, FNACA...). Tavernier pose quelques plages de repos avec des chansons françaises évoquant la guerre d'Algérie (oui, il y en a). A de rares moments, le réalisateur pose une voix off (en général pour ménager une transition ou souligner un point qui lui tient à coeur).
la question de la valeur du témoignage de l'interviewé affleure, et l'on sent souvent les sensibilités différentes. Il n'est pas question ici de revenir sur le magma de tranches de vie qui nous est proposé ici. Parmi les thèmes, on trouve évidemment la torture, l'accoutumance à la violence, mais aussi les plages d'ennui, la communication avec les familles, la question des harkis (brûlante à l'époque), les relations aux pieds noirs et à l'OAS, celles à l'ennemi, les BMC, les viols, l'utilisation du napalm, les blessures, les moments de fureur, la peur, les séquelles, la difficile réinsertion, le sens à donner à cette guerre perdue, le bilan personnel (pas forcément négatif), les difficultés à parler et encore bien d'autres choses.
Comme dans Shoah, auquel le film peut faire penser, il y a ces moments où la voix se brise, où l'émotion remonte de manière incontrôlée et fait craquer tout discours prémâché. La caméra alors ne se détourne pas, au mieux fait-elle une courte ellipse. J'ai un peu de mal de regarder dans ces moments-là, même si leur valeur est indéniable.
Le dernier plan, avec un ancien d'Algérie interné, visiblement brisé, qui était jazzman et qui pianote sur un piano, est une conclusion assez poignante.
La guerre sans nom est probablement un jalon important dans la représentation de la guerre d'Algérie : sans recourir à la fiction, il donne la parole aux oubliés, aux itinéraires de vie très divers, mais tous marqués à un titre par cette guerre. Ce film a sans doute briser les tabous dans de nombreuses familles. Je conseille vraiment de le voir en complément du très beau livre de Raphaëlle Branche.