La Isla minima s'ouvre sur une voiture immobilisée, en panne sur un chemin de terre, coincé entre les eaux ; puis, avec deux hommes, silencieux, à distance, dont rien n’indique qu’ils sont ensemble ; deux chasseurs aussi, sur la berge, indifférents ; l‘arrivée d’un tracteur tirant une remorque où les voyageurs s’embarquent, pour un parcours très lent sur une très mince bande de terre coincée entre les bras d’une rivière – jusqu’à l’heure tardive, après une longue ellipse, de l’arrivée nocturne en ville, sous les lumières d’une fête populaire et les échos du tir forain.La Isla minima s'ouvre sur un monde en panne.
Deux mois après sa sortie en France, on a (presque) tout écrit sur ce film criblé de récompenses :
• Les vues très aériennes, à la manière d’Arthus-Bertrand, qui ouvrent le film, de la façon la plus abstraite, puis reviennent, de façon régulière, pour rythmer l’avancée du récit, avec toutes ses incertitudes masquées par la distance,
• Le duo classique et contrasté de flics, le blanc et le noir (mais à la mode espagnole), aux méthodes très différentes et très borderline pour le premier, avec un passé très lourd pour l’un, une confiance (mesurée …) dans l’avenir pour l’autre,
• L’intrigue linéaire et basique, avec trafic de femmes (et autres trafics), disparitions, psychopathe …, piétinant avant de progresser, le plus souvent grâce à des facilités de narration (du type hasards très opportuns) et avec une fin très escamotée,
• Une musique sans doute très présente mais bien anxiogène,
• Une atmosphère lourde, glauque, lente, prenante,
• La qualité de l’interprétation,
• Et une image étonnante de l’Espagne post franquiste, dans un coin à la fois beau, singulier, perdu dans l’espace, dans les méandres et les marais du grand fleuve (le Guadalquivir, l’Oued el kebir des Arabes), et immobilisé dans le temps, à l’écart de tout ; une image de l’Andalousie très éloignée des guides pour touristes ; une Espagne où la liberté s’est engouffrée instantanément, dans les mœurs très libérés (mais non sans culpabilité, et avec la contrainte du silence) de la jeunesse mais où l’on trouve encore, dans les espaces ouverts, un crucifix garni des photos de Franco et d’Hitler.
On évoque aussi, à juste titre, la grande beauté plastique du film. Mais on est loin des recherches esthétiques du cinéma renaissant après la mort de Franco et des couleurs flashy de la Movida. La beauté du film est surtout ouverte, aussi et sans affectation, à la laideur – non seulement dans l’image souvent poisseuse, sale des intérieurs délabrés ou des extérieurs suintant d’humidité, mais dans les contrastes très forts, souvent à l’intérieur des bâtiments abandonnés, avec l’intrusion à travers une fenêtre ouverte ou brisée, d’une lumière blanche, électrique, saturée, un éblouissement blanc, mais plus que dur.
Et l’Espagne ainsi présentée est tout aussi contrastée, cette toute petite île oubliée (et pas une isla bonita) – entre ces paysages de canaux, d’étiers où l’eau et la terre tendent à se confondre, avec vols de flamants roses, comme une Camargue séduisante et ces badlands de terre sèche, totalement craquelée, définitivement stérile et qui font songer à la Vallée de la mort. Et le temps d’une tempête de poussière, ou d’un déluge effrayant, à l’occasion de deux poursuites en voiture dantesques et avortées, la fusion si paisible de la terre et de l’eau tourne alors à la plus infernale des confusions.
L’Espagne d’hier, vraiment ?
Pas si sûr, qu’on en juge,
• La grande misère qui pousse tous les adolescents à partir, à fuir, le plus loin possible,
• La grande misère, qui pousse à tous les trafics pour survivre, admis par tous, à commencer par la police locale, le braconnage, la drogue … et même pour les enquêteurs, le problème n’est pas là,
• Les maisons, les propriétés, abandonnées, désertées, ruiniformes, squattées à l’occasion par des occupants à l’identité très incertaine,
• La complicité, étroite, entre les forces de l’ordre et les gros notables locaux,
• Et surtout l’évocation récurrente, mais toujours en toile de fond, jamais au premier plan, de la longue grève des ouvriers, des journaliers misérables, dont on sent qu’elle va bientôt cesser, pour presque rien, et au nom de la seule survie.
Est-ce qu’on n’a pas là un portrait, évident, de l’Espagne d’aujourd’hui, en personnage principal du film? Et dans ces conditions est-ce que l’aspect presque inachevé, incertain, de l’enquête au premier plan, des meurtres sans doute atroces, des éléments jamais tout à fait élucidés (l’implication, ou non, du gros propriétaire, le tueur dont ne verra jamais vraiment le visage, l’arrestation presque subliminale du petit maquereau, le visage non identifié sur la photo ...), tout cela n’est-il pas délibéré – puisque l’essentiel n’est pas là ? On est sur une toute petite île oubliée du monde …
Dans ces conditions, l’évocation, d’abord allusive, puis de plus en plus prégnante, du passé franquiste et terrifiant d’un des deux policiers n’a sans doute rien d’une thématique artificiellement rapportée ; entre boisson sans limites et insomnies insondables, l’homme, souvent mutique, parfois étrangement souriant, n’hésite jamais à maltraiter les témoins croisés quand il les soupçonne de ne pas tout dire. Il nie tout de son passé de tortionnaire (évidemment confirmé à l'extrême fin), ne manifeste ni regrets ni nostalgie – comme si ce passé était désormais oublié. Et le plus étonnant est que son jeune collègue, initialement si confiant dans le futur de l’Espagne, finit par adopter les mêmes méthodes et la même violence que lui, en dehors de toutes les règles.
Ils ne se parlent pas davantage pour autant. Ils ne s’aiment pas. Mais ils cohabitent et collaborent, entre résurgences d’un passé tatoué et déliquescences du présent. Sans illusions sans doute sur le futur de l’Espagne, même si l’histoire s’achève (presque) sur un tonitruant « Vive la classe ouvrière » et sur l’image d’un canal bordé de deux étroites bandes de terre et des journaliers reprenant le travail dans le printemps naissant.