La Jungle Plate, c'est le point de départ. Celui qui fait surgir la contradiction, et toutes les images qui s'engorgent entre les deux termes. Il y a la jungle, la multitude granulaire sous-marine et le plat, l'étendue derrière laquelle on ne sait voir, on ne sait penser. Elle est d'un silence chargé, cette mer. Au-delà de la parole : à sa limite. Il est bien arrangeant de ne pouvoir parler de quelque chose dont on dépend tant, de ne pouvoir en dire que par son extraction, que par la verticalité qu'on lui inflige.
Ce parler s'impose dans les actes, c'est le langage nerveux de la production inarrêtable, de l'exploitation laitière répondant dans sa localité à l'abstraite croissance globale du pays entier, jusqu'à l'usine que même le syndicaliste d'usine accompagne dans cette quête dévorante. Il est très accommodant de ne pouvoir en parler qu'en certains termes précis, bien plats et bien lisses, permettant de la ramener, cette jungle luxuriante, au niveau du plat voué avant tout à être servi.
Or ce que Johan Van Der Keuken fait, il subjugue les termes. Du plat il fait un bouclier : Il pose les images et les sons comme une nouvelle grille de compréhension ; car toute compréhension ne sait s'extirper d'un certain grillage, et c'est pour ça que dans La Jungle Plate, on traverse les échelles, on dégourdit les temporalités et on allie les paroles horizontales, comme autant de strates nouvelles et vivaces face à la verticalité de la fourche s'enfonçant dans le sol et des cheminées des usines s'érigeant vers le ciel.
Aucun point de vue spécifique ne saurait garantir une compréhension totale. Alors, de vie microscopique à besogne humaine, de pratiques anciennes à exploitation contemporaine, on se déplace. Les termes sont ré-arrangés en permanence. Car chaque terme, et chaque image, chaque rengaine moqueuse des instruments à vent dans une verticalité singée, chaque contexte nouvellement mis en lumière, nous enferme autant qu'il nous éclaire.
Or ces termes cherchent à nous émanciper, et cela se fait par leur propre relégation ou destruction, autant des termes eux-mêmes que ce qui a nécessité leur création : « Ceux qui ont des difficultés sont éliminés ». Par l'énoncé, la voix-off renverse. Il n'est pas nécessaire d'expliciter l'euphémisme autrement que par le regard du fils de pêcheur, et sa voix disant « On verra bien. ». On amorce un plan, on s'en échappe, on y revient. D'où vient ce mouvement ?
Il y a un œil derrière la caméra, c'est là que ça se passe. La coupe de l’œil vient faire surgir la coupe dans la terre. Or ce n'est pas par une incision que l'on débute, mais par une fusion : le premier plan du cinéaste, de son ombre humaine, épouse les formes du terrain et ses irrégularités, grâce à la lumière. Un soleil salvateur qui par sa soudaine disparition, signale la dissolution salvatrice du film dans son matériau.
On fusionne, on y revient : les plans de la surface de l'eau se satisfaisant de leur propre ballottement entre ceux des vers et des crevettes silencieuses sous la mer (au-delà de la parole, toujours). Le tube orange signalant la direction du vent, parallèle du ver et du tuyau et de la capacité à la main humaine de se laisser guider un peu, peut-être. Le vélo quittant les fromages et leur lente maturation. On se dissout un moment, et on se raccroche.
Le flux et le reflux : « Ceux qui ont des difficultés sont éliminés ». Dans l'énorme entreprise galopante, dans la pêche face à la concurrence, à l'école avant même d'avoir mis un pied au dehors.
Les termes de la marée n'appartiennent jamais à l'eau elle-même.
Le mouvement incessant de cet espace de terre et de mer, on en retire sa matrice, son essence, et on se l'approprie, sans jamais qu'aucune grâce ne daigne lui être rendue, s'il en fallait une. Non, on extrait. Jamais avec elle, avec l'énergie de la marée oblique, toujours contre. Jusqu'à l'asséchement.
Et la caméra face à l'horizon extraite d'elle-même : elle balaye, elle saccade, elle secoue, sur le surface. De gauche à droite, de droite à gauche. Le cadre devient animal, après la parole. Le silence chargé, c'est de mordre.
« Déterrer les vers, c'est gagner l'hélice pour son bateau », dit le père à l'élève, son fils. Le ver, le voilà déjà hélice. La mer n'est pas plate, elle est verticale. La transmission, de haut en bas, de bas en haut. « S'il y a encore des crevettes dans le wad ». L'hélice n' a déjà plus de sens, et la verticale est là : un mur. Il n'y a ni surface ni transparence, il n'y a que les débris de l'horizontale face à la verticale. Le piano le dit, il raille par à-coups verticaux, simulacre d'horizontalité, alors que le cadre se secoue encore sur la ligne d'horizon, tentant de se libérer d'on ne sait quoi.
D'un côté : Les exploitants et leurs innombrables vaches se laissent suivre par un plan de la terre horizontale, sous la ligne verticale la traversant : des cibles rondes, pendentifs débordant de leur maison, cassant l'horizon. « Parfois je pense : je travaille uniquement pour des excédents ».
De l'autre : Les pêcheurs de leurs propres outils se fondent dans le plan dans des horizontales entre terre et mer sans aucune cible venant les trancher. Le pêcheur dit : « On perce des trous dans la coque et on voit tout de suite la qualité ». Quels trous doit-on percer, pour non pas séparer la terre et la mer, mais rendre visible ce qui les traverse toutes deux ?
Ici n'est pas question de percer, il est de fondre dans la terre. C'est le retour de l'ombre humaine comme Van Der Keuken face à son œil dans la caméra, au premier plan. Une ombre sur le champ de trèfle pour celui qui la nourrit et la laisse revivre. Une voix caresse les coupes comme les foulées les herbes vertes. L'ombre humaine à plat sur le sol, à hauteur des plantes et des imperfections. À l'horizontale, la forme livre passage.
La diégèse sonore à travers La Jungle Plate colle à son image : d'anecdote en anecdote, la coupe est aussi violente pour l'image que le son. De rares et brèves ambiguïtés peuplent le film, comme l'horizon encore une fois balayée, mais cette fois plus abstraitement : teinte de gris sur un autre gris, et entend-on l'instrument couinant comme à son habitude, les vagues déferlant doucement, ou quelques drisses excitées par le vent sur le métal des mâts ? Ces brefs moments où l'on se prend à plonger dans la granularité, à échapper au diktat de l'horizontal et du vertical.
C'est dans le temps pour lui-même que la voix absente de Johan Van Der Keuken nous fait rentrer dans la jungle d'un nouvel ordre : Les tuyaux massifs et rouillés, par terre sur l'herbe plus verte que jamais. Le temps seul se découvre dans sa décomposition, dans son reste, dans sa marque, et à la lisière entre le passé inarrêtable et le futur gangrené jusqu'au plus profond des bancs de sable, reste la couveuse de la mer du nord transformée en réceptacle à détritus.
L'utilité de la décharge visible est immense, cependant : c'est rendre tangible la course effrénée à la production par ce qu'elle rejette. Le ver filtre le sable pour se nourrir et retourne à son environnement, camouflé, alors que le tuyau d'antan au contraire se démarque plus que tout autre chose sur le paysage. L'inerte pourtant n'empêche le bond en avant.
Le piano martèle en verticales individuelles et se moque, pourtant le cortège et sa multitude embrassent les courbes horizontales du paysage, menant vers le mur : ils veulent traverser la verticalité, les barbelés, les matraques. On filme à l'horizontal le mur et les barbelés, trop de barbelés, on filme les touristes aussi, de la même manière. Un long travelling. La coque du navire a bien besoin d'un trou, pour se rendre compte de l'intérieur. Un mouvement inverse pour en aider un autre. La branche suspendue de sa courbe au-dessus des casques et des bottes sales.
Le chant du cortège perce, et la sommation depuis l'hélicoptère rebondit et se dissipe entre les paroles lourdes qu'elle ne peut empêcher de couler. « On ne vit plus jamais [...] ». Autant d'espèces. « Ceux qui ont des difficultés sont éliminés ». Même plus à la limite du visible. Renversés vers l'inexistant. Disparus.
Entre le trop petit et le trop grand, Johan Van Der Keuken insère une ritournelle presque sourde, à la limite de l'audible, plus proche encore de la frontière, de la mort, et plus puissante elle devient. La grande verticale s'ignore, chacune de ses parties est invisible pour les autres.
Au suspens du ver de terre et de son prédateur, la crevette se retrouve dans la main sinueuse du pêcheur. Cette terre, cette mer est un berceau, et dans le creux de mes doigts je peux le sentir. D'une échelle à une autre, de ce plan à celui-ci, entre eux se glisse une émotion qui n'aura jamais aucun égal.
Un avertissement subsiste, solitaire. Dans l'ombre, il ne restera que la musique pour nous lamenter.