Organique, plastique, esthétique. After Blue (Paradis Sale), comme le laisse présupposer l’appendice de son titre, est de la trempe de ces films que l’on pourrait presque toucher, pour palper la matière formant l’univers qui suinte dans l’écran. Le précédent long-métrage de Bertrand Mandico, Les Garçons Sauvages, était aussi de ce cinéma-là, tout comme la pléthore de ses créations précédentes.
Il faut bien cela pour aborder une thématique très au coeur de nos réalités diverses, celle du corps, et du genre, plus encore. Et cela par une intrigue très singulière : After Blue, ce paradis sale, la planète illustrée ici, est uniquement peuplée de femmes. On y suit une adolescente, Roxy (interprétée par Paula Luna), ainsi que sa mère Zora (Elina Löwensohn, très présente dans les films de Mandico), errant dans des territoires désertiques et désolés, à la recherche d’une criminelle nommée Kate Bush. Elles ont pour mission de la tuer.
Pourquoi ? Car cette criminelle, condamnée à être enterrée dans le sable jusqu’à ce que mort s’ensuive, fut délivrée de son sort funeste par Roxy, avant de semer la mort, une fois en liberté. Ainsi, mère et fille, sont jugées responsables des meurtres commis par Kate Bush, expulsées et forcées par leur communauté de retrouver celle-ci et de la tuer.
Ainsi commence une exploration de l’environnement foisonnant, luxuriant, aux accents pulp et enivrants et aux couleurs éclatantes, empruntant aux codes du western et de divers films de genre. On sent cependant un monde préfabriqué, qui manque d’une immensité hors champ, aussi large que l’imagination le permettait, dans Les Garçons Sauvages déjà. Peut-être la faute au lieu très « unique » malgré sa diversité, très studio, contrairement au tournage en lieu réel de certaines parties du film précédent.
On voit les bords, les limites, on voit les coutures du film. Ce qui n’est pas un problème en soi, et est considérablement revendiqué par Bertrand Mandico et son manifeste, « International Incoherence ». Du cinéma volontairement à la limite de sa diégèse et de sa propre fabrication, où tous les effets visuels sont réalisés devant la caméra, pas en postproduction, par des décors, des projections. Pourtant tout le son est réalisé en postproduction, pour avoir un maximum de liberté possible (et bien d’autres axiomes, comme le fait d’avoir un réalisateur aussi auteur et maniant la caméra). Une décision radicale, qui repasse presque par les origines du cinéma et son absence de son qui offrait toutes les libertés à la matière visuelle.
Mandico revendique la liberté, offerte par la technologie, des contraintes du son, de pouvoir danser avec sa caméra, et avec les actrices, de vivre ses images pendant le tournage, de mettre en scène à la volée. Et la liberté de créer la part de cet univers passant par le son, à posteriori, en studio (à noter, que la bande-son de Pierre Desprats est fantastique, sans même parler de l’espace et l’univers sonores faisant battre la faune et la flore de la planète).
La libération du genre au cinéma, c’est aussi oser casser le langage par lequel on parle, on voit, on boit le genre. Il y a dans After Blue une distanciation volontaire d’une illusion « réaliste ». Le jeu d’actrice est exubérant, on surjoue, on non-joue. Le naturalisme « faux » de Roxy, devient face au « vrai faux » du surjeu des autres actrices, étrangement plus « vrai ».
Les codes se mélangent. Une scène de « baiser », avec un androïde, est mûe d’un rythme très particulier, très fluide, qui fait monter quelque chose. Une émotion reposant sur des codes cinématographiques très précis, et cela entre deux scènes aux accents justement très différents. Par ce contraste, on se rend compte alors de la fragilité, de l’extrême précision que peut avoir notre langage, cinématographique ou autre. C’est une force, c’est une horreur. Cela dépend de ce qu’on cherche. Parfois, il faut oublier l’illusion, parfois, il nous faut voir la couture.
After Blue (Paradis Sale) est un film profondément intrigant. Il ouvre des portes réellement nouvelles, sans vraiment plonger à travers, comme à pu le réussir Memoria récemment. Cependant, une scène est une réussite totale, celle de la fin du film. Un plan, sur la plage, filmant côte à côte cette lumière de projecteur, esthétisée, colorée, présente tout le long du film, et la lumière de notre bon vieux soleil, devenue trop jaune pour être celle de notre « réalité » de tous les jours.
Là, on trouve cet entre-deux irréel, qu’on peut sentir dans un film comme Conan le barbare, de John Milius, notamment lors de traversées d’un désert orné de cîmes montagneuses. Avec au loin, ces personnages dans une course absurde. Là, le contraste était entre cet environnement époustouflant et les costumes, l’allure et les dialogues. Ces derniers très.. genrés, justement, mais cependant réunis dans un souffle épique par une insaisissable magie, et une musique d’une beauté sans nom.
Un kitsch qui se dérobe sous ses propres pieds, plonge dans le futur. La réalité est engloutie, les nuages sont jaunes. Mais quel jaune ? Un jaune qui symbolise comme un cauchemar : l’illusion dans laquelle nous étions depuis le début est assumée comme illusion. Ici, elle se désagrège. Et cette réalisation est celle qui accompagne une profonde libération pour nos personnages, et nous avec. On accepte totalement la non-réalité, celle des éclairages colorés au premier plan. Et ce sentiment-là est apaisant.
Dans une scène précédente, utilisant un artifice coutumier de Mandico, la projection d’un fond sur un écran sur le plateau de tournage lui-même, on voit très bien l’écran blanc de projection, ses finitions, son caractère. On sait que c’est un studio. On vit l’incohérence, légèrement, comme involontaire. Et cela est gênant. Mais sur ce plan lors de la dernière scène sur la plage, alors que l’incohérence est radicalement vécue, la vie cinématographique de cet univers devient véritablement organique. Les oreilles voient entre et les yeux absorbent tout.
Peut-être est-ce là une fissure nouvelle dans l’espace-temps du cinéma et de nos représentations. En tout cas, une telle capacité à fluidifier le rapport entre les différents langages de la réalité est une arme conséquente.
La palette de saveurs d’After Blue (Paradis Sale), bien qu’incomplète, est certainement ce qui manque dans le paysage du cinéma français. Alors, malgré ses imperfections, que le film de genres croisés ait de grands jours devant lui.