Il est possible, à partir de ne serait-ce qu'un seul plan, de déterminer si un film est bon ou non. Et La La Land s’expose au théorème dès son plan-séquence initial, grossier morceau d’épate, au cours duquel la caméra passe en revue les musiques diffusées par les automobiles coincées dans un bouchon, avant de se frayer un chemin spectaculaire au milieu des bagnoles pour suivre un personnage qui entonne un air festif sur L.A., la vie, le trafic, tout ça tout ça. Déjà, alors que le film s’est ouvert depuis même pas trente secondes, rien ne fonctionne : la musique est plate, voire vulgaire, les danses s’apparentent à des numéros de hipsters barbus et bien sappés qui défilent en faisant la roue, le chant est maniéré, et Chazelle est obnubilé par l’esbroufe en multipliant les angles impossibles, les panoramas vertigineux, les trajectoires impensables, les couleurs distribuées comme des uppercuts, le besoin de vitesse incessante. Toute l’introduction ressemble à un hommage maladroit, tentant de remettre à la mode le genre minnellien dans un décorum actuel, et ça sonne méga-faux.
La suite, malheureusement, n’est pas beaucoup mieux. Chazelle est un virtuose, mais dans le mauvais sens du terme : tout va vite, mais c’est parce que rien ne prend le temps de s’installer. Trop préoccupé par l’envie de faire regorger chaque plan d’une multitude d’émotions, il les surcharge, fait jouer Emma Stone comme une adolescente Vine à tout prix pétillante (à chaque apparition sa simagrée), cherche l’image choc à chaque seconde, compense la rigueur exigée du cinémascope par des mouvements de caméra incessants, brise le quatrième mur par une auto-réflexion peu subtile sur le jazz et l’urgence de créer en passant par une mise en abyme de l’Hollywood rêvé, et entasse les références visuelles, musicales et culturelles jusqu’à l’overdose.
Car oui, La La Land est un film hommage, et du coup, en invoquant Donen, Minnelli et Demy (et Ray), il s’y mesure forcément. Et c’est peu dire qu’il n’y a pas compétition. Qu’on aime ou pas les Tous en Scène, Un Américain à Paris, ou Singin’ In The Rain, comment pourrait-on oser comparer l’élégance des chorégraphies de ces films aux amusants mais assez pauvres numéros du nouveau Chazelle ? Comment pourrait-on mettre sur un même pied les couleurs riches et saturées du Technicolor et les insupportables filtres lisses utilisés à tout bout de champ qui rappellent le pire des photos de tourisme désincarnées ? Et surtout, comment pourrait-on croire en cette musique totalement banale de Justin Hurwitz, alignant les morceaux pantouflards et déconcertants de vulgarité, aux grandioses orchestrations jazz-classiques de Michel Legrand ? Chazelle a eu une recette, et il l’a suivie sans se rendre compte qu’il aplatissait jusqu’à la moelle la substance de ses influences. Il enchaîne les prétendus morceaux de bravoure dans un fourre-tout bien trop bourré, et en assèche la tendresse sous-jacente, en éteint la flamme. Ainsi, la séquence de lévitation (même si elle est une des plus réussies du film) ne peut se voir que comme un revival honnête mais décidément pas très attachant, et ne parvenant pas à voir au-delà du simple fait, n’allant pas chercher la folie tant espérée, ne dépassant pas le juste cadre du post-modernisme. Et chaque scène est de ce type : on sent l’envie de faire poindre l’émotion, mais c’est toujours assez facile, comme ce souvenir en super 8 ragingbullien pas bien original, souhaitant convier les émotions mélancoliques les plus dures mais ne s’apparentant presque seulement qu’à un procédé.
Quant à l’intrigue amoureuse, elle semble elle aussi fabriquée. Le canevas est classique, mais pas déshonorant ; c’est plutôt sur l'élaboration des deux personnages que ça bloque : on ne croit ni à ce jazzman puriste pas franchement finaud, ni à cette boule d’énergie et d’émotions rousse qui enchaîne les désillusions de casting en casting, ni à l'édification de leur amour, fracturée par la construction en chapitres, qui vient encore une fois briser les éventuels temps morts, synonymes d’hésitations. Du coup, tout va encore trop vite, et se résume à une pelletée de clichés embarrassants (la naissance de la liaison devant la pellicule, le plat trop cuit au moment du déchirement, le soutien des deux êtres malgré la séparation), bien qu’il faille reconnaître à Chazelle un brio supérieur d’exécution (le rapprochement des mains, qui rappelle les scènes de séduction maladroite de Whiplash).
Le film, et sans doute aussi à cause du buzz phénoménal qu’il traîne avec lui, est donc bien décevant, marchant dans les traces de ses aînés mais sans en avoir la grâce, et ressemblant malgré-lui à un film indépendant se trouvant très courageux mais décidément trop fier de sa science. Il a cela dit le mérite d’essayer, et de mettre en lumière tout un pan de cinéma pas forcément révéré par la jeunesse actuelle ; les intentions sont belles, vraiment, mais le résultat manque de force, de beauté, d’élégance. Woody Allen sortait il y a même pas un an Café Society : l'œuvre avait beau être trouée par les facilités et les gimmicks perpétuels de son auteur, elle atteignait lors de son fondu final ce après quoi La La Land court en permanence : la flamboyance de ses influences, par la grâce sans manières.
À titre personnel, j’apprécie que ce film fasse un tabac, puisque je me dis que c’est un beau moyen pour le septième art de prouver qu’il est encore possible de faire des classiques populaires, mais je reste un peu dépité par l’œuvre en elle-même : je trouve que Chazelle (en plus d’être tombé amoureux de son actrice, et c’est rarement une bonne chose) a confondu entrain et rapidité, privilégiant la deuxième option pour son spectacle. Qui plus est, pour quelqu’un qui s’auto-proclame grand amateur de jazz, je le trouve un peu timide, voire limite béat : quand il compare le free-jazz à un morceau de piano avec trop de notes pour midinette, j’ai envie de rire. J’ai beau ne rien y connaître, j’ai écouté une fois du Ornette Coleman, et ce n’était pas exactement de ce bord-là : j’en ai fait des cauchemars pendant dix ans.