Avec 5 Baftas, 7 Golden Globes (record) et 6 Oscars pour 14 nominations (record), La la land est indéniablement le grand gagnant de la saison des prix des films 2016. Une razzia qui confirme la place de classique instantané qu'est en train de prendre le troisième film de Damien Chazelle.
La la land est un film qui plait indéniablement. Le film est monté jusqu'au 20ème rang du top250 d'IMDb. En France, l'observatoire de la satisfaction a mesuré un taux de 65% de haute satisfaction et une moyenne élevée de 8,7 sur 10. Les spectateurs d'Allociné lui attribuent une moyenne de 4,4 sur 5, le rendant éligible au top40 du public. Au Canada, c'était le prix du public du Festival de Toronto et en Italie le prix de la meilleure actrice au Festival de Venise. Le prix du meilleur film ne lui a pas échappé aux Baftas anglais et aux Goldens globes remis par les critiques étrangères installés aux Etats-Unis. La note des critiques professionnels ressort globalement à 93% au baromètre Rotten tomatoes pour 339 avis compilés. Et les Guildes des Réalisateurs (DGA) et des Acteurs Américains (SAGA) ont choisi cette année d'honorer respectivement Damien Chazelle et Emma Stone. Une telle unanimité est rare au cinéma.
La la land est pourtant une anomalie dans le cinéma d'aujourd'hui. Un film qui joue ouvertement de son côté désuet. Tourner une comédie romantique sous forme de comédie musicale n'est pas la solution la plus naturelle pour obtenir l'adhésion d'un public exigeant qui a tendance à se déplacer uniquement pour de la nouveauté et du grand spectacle. Ici, on viserait a priori classicisme et relations humaines. Quand le cinéma américain joue de ses effets visuels pour donner un sentiment de réalité, La la land s'ouvre sur une séquence musicale qui rappelle le final des classiques de l'âge d'or de la comédie musicale. C'est à la fois les films de Jacques Demy [1] et de Gene Kelly qui sont appelés en référence. Un grand numéro qui en impose à ceux qui veulent rendre hommage au cinéma dansant des années 50 et 60. Mais c'est surtout la volonté d'ancrer le film dans un monde irréel où toutes les audaces de forme seront permises (comme dans la scène du travelling circulaire dans la piscine et celle au planétarium). C'est indéniablement une fausse route. Tout le talent de Damien Chazelle réside dans sa façon de jouer sur ce faux semblant pour raconter des vrais sentiments. Enfin, des émotions retranscrites par des acteurs qui font semblant de jouer pour de vrai des passions qu'ils vivent dans des décors de cinéma. Pas simple, mais cette mise en abyme est bien le sujet du film.
Dans un Los Angeles (L.A. [2]) qui oscille entre un Hollywood de cinéma et un jazz authentique, les deux héros hésitent entre leurs rêves et leur passion amoureuse. Finalement, il restera cette question obsédante : est-ce que cela en vaut la peine ? Le stratagème utilisé dans la dernière partie est à ce titre particulièrement pertinent pour ressentir ce questionnement intérieur. Et on observera avec amusement l'utilisation (optimiste ?) des saisons qui nous fera oublier celle (pessimiste ?) de Requiem for a dream. Et l'approche inversée entre modernité et nostalgie avec le New-York New-York de Martin Scorsese au thème pourtant comparable. Marque des grands films, tout en racontant une histoire sans concession, il reste agréable comme un feel good movie qu'il n'est pas ou si peu. Un grand écart après Whiplash qui était si psychologiquement intense [3] et la concrétisation d'une belle et précise écriture scénaristique (le scénario intégral à télécharger ici). Evidemment, si on ne veut y voir qu'un hommage nostalgique à un cinéma des bons sentiments, on pourra glousser devant Gnan gnan land. Mais on passerait devant une belle occasion d'écouter la petite musique des sentiments. Celle des coups de foudre trop beaux pour durer et des rêves d'enfants qu'on traîne dans sa tête. Pourtant, comme l'écrit L'Obs, "cette évocation du miroir aux alouettes que peut représenter Hollywood, cette confrontation entre un monde d'hier rêvé voire fantasmé et la réalité contemporaine, est parfaitement réussie". Entre ces deux visions du cinéma, l'usine à rêve et le miroir du monde, on a deux beaux personnages joués avec talent. Emma Stone et sa voix grave qui déraille est touchante à la sortie de ses auditions quand Ryan Gosling et son jeu sur la réserve sait transmettre ses émotions avec son piano. L'une s'exprime par la couleur (des robes aux couleurs primaires, devenant moins vives à mesure qu'elle abandonne ses rêves), l'autre par le son (quelques coups de klaxon et les notes de City of stars). Grace à cette alchimie, on vibre donc à leurs triples passions : amoureuse, pour leur art et pour leurs rêves.
Mais ce panorama serait bien partiel sans relever une mise en scène à la fois classique et inventive. La caméra bouge avec talent pour former des plans esthétiques sans être esthétisants."Si le style de Whiplash peut être défini comme géométrique, La La Land est, lui, tout en courbes. Le cinéaste qui m'a inspiré est Max Ophüls, maître des mouvements de caméra.[...] Notre objectif, c'était que la caméra soit semblable à un danseur, tout en fluidité, qui ne gêne jamais les pas de danse des comédiens mais qui s'intègre néanmoins à la chorégraphie". (Damien Chazelle).
Le film débute sur une scène-virtuose où des automobilistes chantent leur nostalgie et leur espoir à propos de Los Angeles, car tout à chacun sait que la voiture est le lieu où on rêve et on écoute de le musique. Un beau moyen de faire entrer le spectateur dans l'aventure donc. De l'impliquer malgré l'artifice assumé de la séquence.Et pour appuyer sur la nostalgie, Damien Chazelle en appelle à de multiples références. La scène finale dansée à Paris rappelle volontairement celle de la fin de Un américain à Paris. On pourrait être dans le cliché, mais comme c'est bien amené, on reste dans l'hommage. De même, les plan-séquences sur les moments musicaux recréent les conditions du musical alors que dans les moments plus intimistes le montage sait être inventif pour traduire la vie intérieure des personnages. En cadrant le plan-séquence de la première audition uniquement sur Mia, le réalisateur ne cherche pas l’esbroufe mais cherche avec réussite à nous faire pénétrer son angoisse et son humiliation. Les hésitations des héros entre ce qu'ils sont et ce qu'ils veulent s'avèrent particulièrement bien mises en image (on pense notamment à cette caméra basculant d'un côté à l'autre de la ligne imaginaire de la règle des 180° lorsque Seb choisit de jouer du free jazz avant de se faire licencier et lorsque Mia décide au restaurant de quitter Greg [4]).
On saluera aussi l'efficace procédé consistant à porter le film vers le musical dans ces moments où les personnages veulent vivre dans un monde idéal et vers le mélodrame lorsque les réalités de la vie se rappellent aux deux héros. La forme sert le fond. Ce parti-pris se traduit dans la seconde partie par 40 minutes sans morceaux chantés, un joli pied de nez au genre qui donne toute sa saveur si particulière aux émotions procurées par le film.
Et à la fin, en sifflotant les mélodies jazzy de Justin Hurwitz, toujours, cette question obsédante : faut-il continuer à fantasmer le bonheur ?
[1] - Damien Chazelle : "C'est sans doute Demy qui m'a le plus influencé, non seulement pour ce film mais pour tout ce que j'ai fait jusque-là. Aucun film ne m'a davantage marqué que Les Parapluies de Cherbourg. J'y suis profondément attaché". La séquence d'ouverture de l'embouteillage disparut du montage pendant trois mois avant de réapparaître dans la version définitive.
[2] - Le titre La la land renvoie astucieusement à un monde fantasmé un peu puéril. On le traduirait en français par le monde des Bisounours alors que to be in la la land veut dire planer ou être dans son monde. Et le film traite de ça : "[le film] commence comme une satire de L.A., les bouchons, les wannabe stars qui courent les castings, avant de devenir un hommage à l'esprit de cette ville et à tous les doux dingues qui y habitent." (Damien Chazelle - Première 475). Evidemment, le "la la" renvoie tant à l'acronyme de Los Angeles (L.A.) qu'à la note de musique (la - A en anglais). Le réalisateur franco-américain reconnait avoir trouvé le titre près de deux ans après avoir écrit le script qui était "quasiment prêt depuis 2010" (Damien Chazelle - Les années Laser 241).
[3] - Damien Chazelle est aussi l'auteur du scénario de Grand Piano qui bien que tournant encore autour de la musique, un pianiste virtuose, est à l'opposé de La la land par le sérieux de sa démarche d'en faire un vrai thriller. Son premier film,Guy and Madeline on a Park Bench, produit pour 35.000 $, est plutôt dans le ton de La la land.
[4] - Dans le scénario, ce moment de réflexion de Mia est décrit ainsi : "A few seconds pass. And then she can’t deny it any longer. It’s clear as day to her now. She rises from her seat".