Depuis le succès de Whiplash, Damien Chazelle s’impose comme un réalisateur cohérent, capable de porter à bout de bras des projets ambitieux, en témoigne le court-métrage qui a justement précédé sa dernière œuvre, dont l’objectif n’était autre que de convaincre les producteurs. Et si, finalement, l’œuvre de Damien Chazelle n’était faite que d’aperçus qui toujours laissent présager quelque chose de plus grand, de plus beau à venir ? En effet, tout semblait déjà converger vers la réussite que serait La La Land, vers ce triomphe unanime, ce phénomène envoûtant et si singulier. Définitivement, La La Land est une œuvre à part, une envolée hors du temps, hors du réel. Entre esthétique de la dissonance et célébration, le dernier long-métrage de Damien Chazelle n’est pas uniquement un succès : elle est une parenthèse nécessaire et pourtant si irrationnelle dans un monde sans couleurs.
How are you gonna be a revolutionary if you’re such a traditionalist?
On ne saurait dissocier La La Land de son ambition première, celle de rendre un hommage grandiose à tout ce qui l’a précédé. Des Demoiselles de Rochefort aux Parapluies de Cherbourg en passant par Boogie Nights et les sonorités de Whiplash, Damien Chazelle crée un événement musical qui entre dans un vaste système de correspondances cinématographiques à même de lui conférer une vaste dimension lyrique dans laquelle vient se perdre le spectateur. Le réalisateur de ne se contente cependant pas de citer : véritablement, il célèbre. Mais tout autant que le musical américain, La La Land célèbre à la fois une ville et une époque. En effet, Los Angeles se célèbre elle-même à travers un voyage temporel qui n’est ici pas synonyme de fragmentation, mais bien de continuité.
Quant à la comédie musicale, elle n’est pas ici une fin, mais au contraire un moyen, celui qui permet à La La Land de se muer en une apothéose musicale du cinéma d’hier et d’aujourd’hui. Visuellement irréprochable, la réalisation emmène son spectateur vers des sommets émotionnels qui échappent au temps et se prolongent hors de l’expérience de la salle de cinéma. Peut-être qu’à ce sujet la valeur réelle de La La Land est à trouver dans ce qu’il laisse à son spectateur une fois achevé. Feel good movie, mélodie ininterrompue, La La Land parvient à saisir l’essence même du cinéma classique pour le célébrer avec modernité.
City of Stars, are you shining just for me?
Nommé dans 14 catégories différentes aux Oscars, La La Land, au-delà d’être une œuvre qui dénote du réel, est non seulement une œuvre du dépassement, mais aussi celle du rassemblement. Auteur d’un plongeon vertigineux vers le passé, Damien Chazelle n’oublie cependant jamais qu’il est à l’origine d’une œuvre profondément moderne et qu’il écrit sous nos yeux un mouvement ascendant destiné à rester ancré au plus profond de son spectateur. Par ailleurs, le réalisateur parvient à sublimer son œuvre au travers de mouvements de caméras aussi poétiques et irréprochables que ceux de Jacques Démy, témoignant par la même d’une maîtrise incroyable du plan-séquence qui, toutefois, semble un peu surexploité. Mais on retiendra des prouesses techniques singulières, du plan-séquence introductif au mouvement de call/response qui s’instaure entre Ryan Gosling et Emma Stone à l’occasion d’une performance au piano.
Les deux acteurs ne sont d’ailleurs pas étrangers à la saveur particulière que revêt La La Land. Le couple que forment Ryan Gosling et Emma Stone est minutieusement calibré puisqu’il s’inscrit dans une esthétique de la dissonance semblable à celle qui lie le film au réel. Encore une fois, c’est de cette dissonance, entre le stoïcisme de l’acteur de Drive et le naturel de la jeune actrice, que va naître un lien particulier. Quand La La Land construit un pont entre passé et présent, les deux acteurs lient performance tragique et numéros époustouflants. Bien que légèrement en-deçà de Ryan Gosling, Emma Stone nous offre néanmoins une apothéose musicale émouvante, qui met en branle la tragédie finale du long-métrage.
Here’s to the ones who dream
C’est par ailleurs grâce à son duo d’acteurs que La La Land parvient à dépasser l’image d’un simple hommage. En effet, Damien Chazelle ne se limite pas à une comédie musicale classique (même s’il conserve une linéarité et un final convenus) mais entreprend de la transfigurer à travers les performances des deux acteurs. Ceci explique dès lors la parenthèse tragique qui préfigure l’issue de la réalisation, cette demi-heure exempte de tout numéro, qui naît au sein d’une ironie à même de reléguer la célébration du jazz à un simple arrière-plan et d’amorcer la première fausse-note de La La Land, bientôt muée en un silence dissonant.
Peut-être le récit musical se trahit-il quelque peu dans sa subordination au musical, s’éloignant dès lors de ce qu’il cherche à communiquer à son spectateur pour atteindre un dénouement convenu. La parenthèse hypothétique finale en vient alors à trop s’étendre, renforçant un certain sentiment de frustration. Mais cette même frustration des illusions bafouées se voit estompée par le réel souvenir que laisse La La Land à son spectateur : celui d’une parenthèse musicale colorée et enchantée.
They worship everything and they value nothing
La tragédie n’est cependant pas à négliger puisqu’elle offre une autre tension structurelle majeure, celle d’une tonalité qui oscille entre douceur et amertume. Il s’agit dès lors de dépasser la légèreté et la virtuosité de La La Land pour rendre compte d’un regard désenchanté sur les rêves des deux protagonistes en tant qu’ils sont synonymes d’un éloignement inévitable. Mais ce regard amer n’est pas uniquement le fait d’une relation tragique, puisqu’il surplombe également l’intégralité du discours du personnage de Ryan Gosling, dont les rêves semblent inévitablement corrélés à une négation identitaire. Ici encore, Damien Chazelle fait grincer certaines notes afin de ne pas limiter son œuvre à une simple dimension de jouissance esthétique et visuelle.
Toutefois, La La Land est bel et bien une œuvre esthétique. Plus que les mouvements virtuoses de la caméra de Damien Chazelle, ce sont les contrastes esthétiques qui dénotent à travers l’intégralité du long-métrage. L’emphase majeure sur les couleurs est ainsi compensée par le jeu subtil sur un chiaroscuro ambiant. Dès lors, le spectateur est à même de percevoir visuellement le sous-bassement d’un récit plus sombre et grinçant, qui se déprend par la même de l’entreprise d’exaltation visuelle et sonore.
Reaching for the heights
Finalement, La La Land se sublime au-delà de l’écran pour se muer en un événement culturel à l’image des grandes comédies musicales qui l’ont précédé. Revendiquant son statut d’œuvre de liberté, le long-métrage de Damien Chazelle joue sur les temporalités et les contrastes pour offrir à son spectateur une véritable envolée musicale et lyrique au-delà des contraintes du cinéma moderne en se saisissant du cœur même du Septième Art. La La Land s’impose comme une œuvre singulière et devient cette petite mélodie intérieure symbole d’une réussite monumentale.