Avec La Leçon de piano, Jane Campion est récompensée de la Palme d'or : c’est la seule décernée à une réalisatrice (ex æquo avec Adieu ma concubine du réalisateur Chen Kaige) de toute l’histoire du festival de Cannes. Le film est une adaptation d'Histoire d'un fleuve en Nouvelle Zélande, un roman de Jane Mander. D’origine néo-zélandaise, Jane Campion avant de devenir cinéaste a d’abord fait des études d’anthropologie et de peinture : il se dégage de son œuvre une maîtrise et une sensibilité sans égal. Ce film, ayant tout de même fait plus de 2 millions de spectateurs en France à sa sortie, mériterait d’être étudié et analysé davantage.
Le film raconte l’histoire d’une femme, Ada (Holly Hunter), qui est envoyé en Nouvelle-Zélande par son père, pour y épouser un colon, Alistair Stewart (Sam Neill). Ada ne le connaît pas. Elle part avec sa fille, Flora (Anna Paquin). Ada ne parle plus depuis que son premier mari est mort. Elle a donc recours à la langue des signes pour communiquer. C’est sa fille qui fait la traduction. En revanche, elle s’exprime grâce à la musique de son piano. C’est Baines (Harvey Keitel) qui l’a récupéré. Il demande à prendre des cours. C’est Ada qui va venir chez lui pour le lui apprendre.
Les pouvoirs du regard.
À travers un objectif, dans la serrure d’un porte, la fente d’un mur ou d’un plancher en bois, le regard posé sur les corps s’introduit partout. Entre admiration et voyeurisme il n’y a qu’un pas. Avec une grande finesse, on découvre les différents regards, du point de vue de ceux qui regardent : un homme en admiration devant une femme, un homme voulant posséder une femme qu’il considère comme un objet, une femme qui désir un homme, une enfant qui découvre les secrets de l’amour et du désir. Ces relations se corrèlent dans l'univers secret du film. Somptueux. On nous fait découvrir les pouvoirs qui règnent, ou pas, entre les personnages.
Le toucher et la texture : une expression du point de vue.
La texture picturale de la peau nous parvient comme une expérience de celui ou celle qui regarde. Le désir déborde, mais il n’est pas perverti par les images. Jane Campion filme Holly Hunter sous une Ada silencieuse mais dont la puissante personnalité occupe le cadre. Elle définit alors le point de vue, l’angle par lequel on va regarder le film, et partager son expérience de désir. Les touches de son piano évoque aussi le sens du toucher, omniprésent, allant du ballet des mains, à leur violentes mutilations. Le corps tout entier évolue, accompagné par les conditions météorologiques : la pluie, la boue et l’orage traduisent et amplifient l’expérience d’Ada.
L’appropriation du corps : de l’objet au sujet.
Du pouvoir, au toucher, arrive l’appropriation.
La femme est un sujet qui est rabaissé à l’objet. Elle est forcée à épouser un colon qui veut la posséder comme ses terres. Le piano, objet musical, est le prolongement du corps d’Ada : il lui appartient, elle refuse de le laisser n’importe où et à n’importe qui. Elle l’écrit en colère “c’est le mien, le mien !”. Baines, qui a récupéré le piano laissé à l’origine sur la plage n’y touche pas. Il le regarde de loin, le caresse parfois, comme il agi avec Ada qui vient lui donner des cours. Le mari Stewart lui, rejette totalement le piano. Il veut le réduire au silence, le détruire. Le don de la touche de piano à Baines par la femme apparaît alors comme un don d’elle même. Le piano, représente également la voix d’Ada. Son moyen d’expression. Là où elle ne parle pas, ou la parole ne lui est pas accordée, elle se fait entendre par l’art.
D’une grande poésie, **Jane Campion évoque les thèmes essentiels du regard, du point de vue, de la texture, du corps, de l’objectification, de l’expression et du silence avec un regard conscient et féministe.** Elle part d’un simple trio amoureux, pour créer un chef d’œuvre humaniste, intelligent, et plein d'amour pour le cinéma.
Critique de Théo Lambros pour Le Crible (IG: https://www.instagram.com/lecrible_/ / FB: https://www.facebook.com/LeCribleMagazine/)