Présenté au dernier festival de Cannes, il y a été ovationné et a valu à son interprète – Vincent Lindon – un prix d’interprétation des plus mérités. La Loi du marché, actuellement en salles, aborde de front la réalité sociale, dans toute sa dureté et sa complexité. À l’opposé d’une impasse stérile sur le plan artistique, cette volonté de coller au plus près du réel permet l’émergence d’un film émotionnellement fort, exigeant, personnel, et surtout pleinement ancré dans son contexte contemporain, à l’heure où les inquiétudes quant au chômage augmentent et où les espoirs d’inversion de la fameuse « courbe » diminuent...
Thierry (Vincent Lindon), quinquagénaire, a subi un licenciement économique alors que l’entreprise où il travaillait continuait de faire des bénéfices. Là où ses anciens collègues veulent faire payer les responsables, Thierry tente plutôt d’aller de l’avant et de sortir de la spirale du chômage. Il est prêt à tout pour retrouver un emploi : il enchaîne les ateliers et les formations proposés par Pôle emploi, accepte un poste en-dessous de ses compétences, se contente d’une rémunération faible et affirme être « très flexible » au niveau des horaires.
Mais le travail qu’on finit par lui proposer suscite chez lui un dilemme moral : devenu vigile dans une grande surface, il doit dorénavant surveiller les faits et gestes de chacun. Thierry, tel un Big Brother des supérettes, passe ainsi ses journées à guetter depuis son poste de contrôle les éventuels voleurs. Mais c’est surtout ses collègues qu’il est chargé d’observer ; le gérant est à l’affût de la moindre faute du personnel pour licencier et « compresser les coûts ». Mais cette situation, Thierry pourra-t-il l’accepter ? Tel est le nœud dramatique du film. Pourtant, Stéphane Brizé aborde sans lourdeurs, sans suspens surfait, ce dilemme cornélien entre nécessité de l’emploi et principes moraux qui aurait pu constituer le cœur du film, mais qui est en fait relégué dans la seconde partie de l’intrigue. Il en résulte alors l’idée que là où La Loi du marché, à la vue de son sujet, aurait pu tomber dans les pièges du mélo lacrymal, le film reste d’une grande retenue.
Plutôt que d’insister sur les moments de doute, sur la crise morale, sur la déchirure que Thierry subit intérieurement sans jamais la verbaliser, Brizé se limite à un portrait quasi naturaliste de la vie de Thierry. L’esthétique du film est volontairement tirée vers le cinéma documentaire, comme si le réalisateur avait décidé de promener sa caméra au sein d’un véritable ménage français et d’en restituer les habitudes, les passe-temps, les moments de tension mais aussi de soulagement et de respiration.
L’incommunication finement mise en scène
Cependant, ce choix esthétique qui entend filmer la vie telle qu’elle est ne saurait être synonyme d’un appauvrissement artistique. Loin de se contenter de poser sa caméra, le cinéaste nous livre un film dont l’écriture est des plus raffinées et des plus abouties, de telle sorte que le film se hisse au-dessus d’une incompatibilité apparente entre hyper-réalisme et élaboration artistique.
Preuve en est de cette élaboration le début du film, qui voit se succéder des séquences qui tour à tour thématisent l’idée d’une communication brouillée voire impossible entre les personnages. Incompréhension entre Thierry et son conseiller de Pôle emploi, dès la première scène. Désaccord entre Thierry, sa femme et un autre couple, qui ne parviennent pas à trouver un terrain d’entente au sujet du mobil home que les premiers désirent vendre. Et alors que l’entrevue entre Thierry et sa conseillère financière semble déboucher sur quelque chose de satisfaisant et de solide, l’entretien se termine par une proposition sordide de la conseillère : « souscrire à un contrat d’assurance vie, pour préparer l’avenir plus sereinement ».
Finalement, la scène où les personnages semblent arriver à une réelle compréhension des uns des autres est celle qui, a priori, semblait la plus périlleuse ; lorsque le fils handicapé parvient – difficilement, mais sûrement – à expliquer une devinette à ses parents. Comme si, pour se comprendre, de l’écoute, de la patience et une réelle main tendue vers autrui étaient nécessaires et venaient à manquer dans notre société marquée par une rupture profonde dans la communication.
Très minutieusement écrit, La Loi du marché n’opère certes aucune révolution artistique. Le film reprend les codes du réalisme cinématographique, parfois avec ses travers (ah, la fameuse scène de repas silencieux, qui n’a pour seul bruit que celui des couverts, un véritable symbole du cinéma français !).
Il n’empêche que ce réalisme s’accompagne d’un ancrage au cœur des préoccupations actuelles. Le film retranscrit un monde – notre monde ! – duquel ont disparu les liens de solidarité entre des individus livrés à un capitalisme sauvage qui, sous couvert d’une « loi du marché », fait régner la loi du plus fort. En cela, La Loi du marché rappelle Deux jours, une nuit (2014),le dernier film des frères Dardenne. Là où les cinéastes belges racontaient l’histoire d’une femme (Marion Cotillard) qui devait convaincre ses collègues de renoncer à leur prime pour qu’elle conserve son poste, Stéphane Brizé prend le problème à l’envers et dresse le portrait d’un homme qui doit contribuer au licenciement de ses collègues pour conserver son emploi.
Jusqu’où l’homme est-il prêt à aller pour sauvegarder son emploi et donc assurer sa survie ? Cette question que suppose le film, les frères Dardenne la posaient déjà, en un sens, dans Rosetta (1999).
Plus que les conséquences de la crise économique, c’est donc un monde en crise morale et humaine qui est filmé dans La Loi du marché.
Un cinéma qui se fait fenêtre ouverte sur le monde
La Loi du marché illustre bien une certaine tendance du cinéma français à s’immiscer dans les débats sociétaux et à vouloir coller au plus près du réel – La Tête haute d’Emmanuelle Bercot, présenté en ouverture du festival de Cannes, s’inscrit aussi dans cette tendance. Et n’en déplaise aux défenseurs d’un cinéma libéré des conventions de vraisemblance, le cinéma, dans sa forme réaliste et sociale, a des choses à exprimer et se doit de les exprimer. La Loi du marché est un étendard, un emblème, une pierre de touche qui vient renverser et invalider les discours réacs, chimériques et simplistes qui dessinent des chômeurs « fainéants et gaspilleurs d’argent public », signe un retour aux faits bruts, là où ces discours n’ont plus prise avec la réalité.
Au-delà du simple plaisir de cinéphile qu’ils génèrent, ces films apparaissent aujourd’hui comme nécessaires. Jean-Paul Sartre, dans Qu’est-ce que la littérature ?, théorisait l’engagement de l’écrivain ainsi : « la fonction de l’écrivain est de faire en sorte que nul ne puisse ignorer le monde et que nul ne s’en puisse dire innocent ». La Loi du marché, œuvre cinématographique, poursuit ce but.