Le temps d’un instant, il m’a traversé l’esprit que le film de Brizé était un film du XXe siècle. La Loi du marché rappelle un cinéma qui se faisait il y a quinze ans, quelque part entre le Ressources humaines de Laurent Cantet et le Violence des échanges en milieu tempéré, de Jean-Marc Moutout. Un cinéma à la “fibre sociale”, un cinéma qui s’inquiète, un cinéma qui voudrait dire que ça va mal, un cinéma qui témoigne plus fort que la réalité qu’il voudrait attraper. Un cinéma volontariste, en somme, qui s’échine à faire du “social” un sujet de cinéma où l’aura de la pauvreté n’aurait le droit qu’à la mise en scène qu’elle mérite. “Filmer pauvrement la pauvreté” comme le dit Rancière (1). La Loi du marché est tiraillé dans ce cheminement là : appliquer, presque strictement, une mise en scène de l’urgence, vacillante, brusque, vrillante parfois, à un sujet dont l’auteur ne fait que souligner l’ancienneté, bien malgré lui, notamment par une sorte de quasi-obsession foucaldienne du contrôle des corps. D’où cet étrange paradoxe, de voir se jouer l’urgence d’un malaise si vieux, celui du chômage et de son utilisation par le marché comme levier d’exploitation de l’humain. Au delà du devenir d’un travailleur, c’est la mécanique libérale, sa logique fondamentale qui articule liberté et sécurité, et la violence que celle-ci engendre, qui s’étalent.
Brizé décline à peu près tout l’attirail développé par Foucault au milieu des années 70 (2). Si bien que le film, qui s’ouvre sur le destin brisé d’un salarié licencié, vire en son milieu en une théâtralisation terrifiante des logiques de contrôle déployées par le marché. Le théâtre, c’est tout d’abord le supermarché. Là où Romero en faisait l’antre à peine métaphorique du consumérisme absolu et débilitant dans Zombie, Brizé le transforme en ce que Foucault nomme un territoire, c’est-à-dire l’endroit où un pouvoir exerce sa souveraineté. Le pouvoir du marché y est total : il est à la fois celui qui fixe les règles d’entrée et de sortie, le prix des denrées, celui des salaires, et qui met en place des dispositifs afin de contrôler toutes les infractions, celles des clients comme celles des personnels. Ces dispositifs, comme chez Foucault encore, sont de deux sortes. Ils relèvent à la fois de la discipline des corps, et de leur surveillance. La discipline prend des formes diverses : les uniformes, les horaires… Quant à la surveillance, elle est d’une littéralité implacable : les caméras sillonnent le territoire, scrutent, inspectent, épient. Jusqu’à ce que la sanction tombe, sous la forme d’une convocation dans une pièce glauque au fond du supermarché, où les suspects, de tout ordre, caissières comme usagers, sont confondus.
La conséquence de cette organisation panoptique est à la fois sociale et politique. C’est la division, minutieusement pensée et mise en place, des classes populaires. Montées les unes contre les autres, à s’épier et à se suspecter, elles feignent l’unité heureuse (comme lors du pot de départ de l’une des caissières) alors même qu’elles se savent sous le regard vigilent de certains de leurs collègues. Nul collectif uni, nul bonheur au travail : il est tout de même assez terrible (et assurément partial) que le seul véritable moment de joie et de bonheur partagé soit le départ à la retraite de cette fameuse caissière. Brizé donne d’ailleurs l’impression que ce départ est une délivrance, une libération tant attendue, après tant de sacrifices laborieux.
Mais là où le film de Brizé voit plus loin, c’est qu’il ne se contente pas de circonscrire ces dispositifs à l’espace du supermarché. Thierry (Vincent Lindon) participe à des ateliers de formation à Pôle Emploi avec d’autres chômeurs. Il a été filmé en train de passer un faux entretien, et les autres participants lui font des remarques sur sa prestation. S’enchaînent alors les vexations, les remarques désobligeantes, humiliantes, qui répriment l’attitude de Thierry, sonné par tant de brutalité verbale. Tout cela sous le contrôle du formateur, qui reprend bien volontiers ces brimades et leur donne une justification : ce n’est pas comme cela que le marché veut que vous vous comportiez, car un employeur attend de vous une prestation, une prestance, une performance, qui ne peuvent laisser place à l’équivoque. De votre attitude dépend votre employabilité. Le corps est sous le contrôle du capital, et celui-ci exige que, dans la façon que vous avez de vous adressez à lui, vous corespondiez à tous ses critères.
Autre exemple, la séquence du ballroom. Thierry et sa femme prennent des cours de danse pour apprendre quelques pas de rock. Un peu gauche, l’homme a un peu de mal avec cette rhétorique physique tout en rythmes et en rondeurs. Loin d’être anecdotique, la séquence, si elle ne relève pas du domaine du travail, relève tout de même de celui du contrôle. Dans son loisir aussi, le corps est sous le joug de dispositifs disciplinaires qui lui disent comment se comporter, comment bouger. L’apprentissage du rock n’est rien d’autre que l’apprentissage de codes de déplacement, que la contrainte d’un corps à des normes, appliquées univoquement par tous les autres danseurs autour de lui.
On le voit, alors que l’on a parfois cru que Foucault suggérait la succession dans l’histoire des dispositifs de contrôle, passant de la discipline des corps à la surveillance des populations, de l’individu à la masse, La Loi du marché exhibe la cohabitation de ces différents mécanismes qui réduisent l’homme dans tous les aspects de sa liberté. Mais de quelle liberté parle-t-on ? Assez clairement, la seule que propose le supermarché est celle de consommer des biens. Or, on le voit, cette liberté est circonscrite à la fois par le théâtre où elle se joue et les dispositifs qui s’y déploient, mais aussi par les facteurs externes qui déprécient les conditions de vie des individus. Sur Slate, un article affirmait que le supermarché ne pouvait pas faire autrement que de sanctionner les clients comme les salariés, que le vol c’était du vol et que, de fait, la sanction était juste (3). Ce raisonnement à courte vue laisse de côté le fait que c’est le supermarché lui-même qui organise une partie des transgressions dont il est “victime” : c’est lui qui organise le “vol” de ses salariés puisqu’il n’est visiblement pas capable de leur offrir les conditions salariales décentes qui leur enlèveraient jusqu’à l’idée de voler. C’est aussi lui qui organise la dépendance consumériste de ses clients, en leur vendant une indécente et inaccessible abondance sans fin, alors que les temps sont à la frugalité malheureuse du plus grand nombre.
Alors, comment s’extirper de ces asservissements multiples ? Ne pouvant supporter plus longtemps la dimension quasi-carcérale du travail de vigile, Thierry prend la fuite. Stéréotype criant à la fois de désespoir et d’impuissance dans ce cinéma social, la fuite n’appelle pas de lendemain. Ou plutôt, elle l’appelle à nous mais l’évite soigneusement à l’écran. Que faire après avoir fuit ? Et où fuir ? Si l’ouverture laisse au spectateur le soin de penser à ses propres possibilités, elle empèche de penser des solutions en n’en proposant aucune. Car le marché et son idéologie sont désormais partout, et ils ne cesseront pas de rattraper le personnage de Thierry…
(1) Lire à ce sujet “Le bruit du peuple, l’image de l’art. À propos de Rosetta et de L’Humanité”, Les Cahiers du Cinéma, n°540, novembre, 1999, pp. 110-112.
(2) Lire notamment ses cours au Collège de France, Territoire, Sécurité, Population (1977-1978) et Naissance de la biopolitique (1978-1979).
(3) Un article de Jean-Marc Proust, disponible ici : http://www.slate.fr/story/102343/loi-du-marche-medef.
Publiée originellement sur http://cineclub-upem.esy.es/wordpress/