La loi du marché fait partie de ce registre de films devant lequel il est délicat d’être critique ; comme pour Taxi Téhéran ou Timbuktu, le propos pourrait l’emporter sur la forme et notre indignation sur le recul nécessaire à son analyse.
Contrairement à ce que l’on pourrait croire, Brizé n’avance pas avec de gros sabots, et on a connu bien pire en matière de film « social ». S’il lorgne assez clairement du côté des frères Dardenne et notamment de Deux jours, une nuit, la caméra ne lâchant pas son protagoniste, il tente tout de même une approche singulière.
Le film se découpe en larges segments, étirés parfois au-delà des limites du raisonnable, motivés par cette quête d’une captation du vrai. Il faut reconnaitre que la plupart du temps, et surtout au début, forme et fond sont en symbiose : les comédiens, Lindon en tête, sont tous d’une authenticité rare (et on compte sur les doigts d’une main les réalisateurs français qui parviennent à en restituer une d’une telle intensité), l’écriture juste, et surtout, le malaise à la fois muet et palpable. Sans pathos, dans un quotidien qui semble accepté par tous, Brizé met en place les procédés de l’anéantissement. Son personnage se bat sans crier, et lutte contre les multiples outils de l’écrasement. Tout se négocie, et tous cherchent à le faire s’effriter d’avantage, des conseillers de pôle Emploi aux DRH dans les entretiens, de sa banque à un acheteur potentiel de son mobil home.
A cette destruction méthodique s’ajoute une méthode, fondée sur la déshumanisation. L’écriture, assez fine, joue sur le langage codé des prédateurs, dont le lexique enrobe la violence dans un jargon étudié et des formules toutes prêtes, jusque dans l’interminable négociation avec l’acheteur : les mots sont devenus des armes automatiques, un lexique dans lequel on puise sans aucune compassion. De la même manière, le numérique et la technologie font désormais écran entre les êtres : entretien par Skype, vidéo-surveillance, l’être humain n’a plus d’épaisseur. La séquence assez terrible d’analyse de la vidéo dans une formation synthétise cette méthode : on reproche au protagoniste de ne pas savoir se vendre, d’ignorer les signes non verbaux, qui représenteraient « 55% » des méthodes de persuasion. Et le stagiaire humilié d’acquiescer, de se motiver encore davantage à devenir une machine.
La forme et les moyens mis en scène sont donc à la fois réfléchis et souvent efficaces ; reste à savoir vers quel fond s’achemine cette démonstration. Le problème réside dans cette volonté de ne jamais dévier de cette méthode, et de contempler avec une complaisance qui semble virer au sadisme par la longueur et la répétition des motifs. D’autant que les circonstances atténuantes ne cessent de s’accumuler : fils handicapé, voiture en panne, suicide d’une collègue, notre père courage voit défiler face à lui, sur un tapis roulant, la violence du monde dénuée de toute possibilité de dialectique. A toujours placer les personnages en victimes, à montrer les dirigeants en prédateurs, on se retrouve devant un pamphlet grossier qui finit par s’épuiser.
Le discours biaisé du DRH général trouvant d’autres motifs (fils drogué, dettes) au suicide de la caissière est en cela particulièrement intéressant. Cette malhonnêteté, cette façon d’orienter une lecture du réel pour la forcer à aller dans son sens est exactement ce qu’on pourrait reprocher au réalisateur.
Car on ne s’y trompe pas : derrière cette apparente neutralité, cet habillage de vérité brute, se loge la fougue un peu adolescente et sans concession d’un réalisateur au regard clivé. Et si, dans un premier temps, la forme servait le fond, celui-ci finit par fragiliser la démonstration générale.
(5.5/10)