Stéphane Brizé (Je ne suis pas là pour être aimé) dirige Vincent Lindon pour la troisième fois consécutive (après Mademoiselle Chambon et Quelques heures de printemps) et lui attribue un rôle sur-mesure. Devenu icône (au moins, aspirant très soutenu) social justice warrior à la française (le cocktail classique : la pauvreté en général, les difficultés des immigrés dans la foulée – Welcome), il interprète ici Thierry, chômeur depuis vingt mois, reprenant poussivement le chemin de l'emploi. La reprise est amère puisqu'elle le met face à des reflets très précis de sa situation.
Sincère et opportuniste, radoteur mais parfois pénétrant, La Loi du Marché est un réquisitoire social avec certaines vertus mais, en dernière instance, typique de son genre et même caricatural par ses défauts et angles morts. Le film retranscrit intelligemment au moins trois aspects : la bouffonnerie sinistre des personnes et des services censés accompagner les chômeurs, les recalés ou exclus sociaux ; l'atteinte sur l'estime de soi, sur l'élan vital et même mental, de ces situations précaires bien sûr, mais encore plus de ces systèmes parasites (et de leurs sbires à la violence impersonnelle de pucerons mécanisés) ; enfin les déchirements d'un homme perdu à bien des égards et relocalisé à une place moralement insupportable.
Le premier aspect concerne surtout le début du film et recèle ce qui en fait le meilleur. Thierry s'égare et en vient à couler face à des absurdités terriblement ordinaires : prendre un peu de recul et constater leur persistance a de quoi faire fondre une cervelle honnête (qu'elle crame celles aux premières loges est donc logique). Toujours dans un mode proche du documentaire, plus transparent que véritablement effacé, il fait défiler tous les éléments des obstructions dans le domaine (il faudrait dire 'du grand meublage'), dont le Pôle emploi ou les assimilés, ainsi que d'autres intermédiaires, assurent la maintenance. On voit les baratins, les enfumages, les empilements de rien, les rustines, les farces molles de fonctionnaires et autres commis lâches, leur arrogance inepte et leur paternalisme pervers. Il y a mieux : toutes ces tentatives scolaires, ces ateliers débiles dont la principale vocation est de justifier les honoraires des soit-disant travailleurs sociaux enrégimentés.
Dans la même lignée, les outils et concepts puérils dont se gargarisent tous ces services se décrétant liés aux entreprises, peuplés par des gens incapables de réaliser la vraie nature de leur présence, leur contre-utilité et leur vocation de gardiens. Les tous premiers instants de la séquence de l'analyse vidéo (qui ira vers un systématisme lourd quoique crédible) sont édifiants, puisqu'un animateur déboule avec sa novlangue et ses notions éculées, annonce les recettes miracles. Pondons nos phrases creuses sur le bon feeling et l'importance de la présentation, prenons une petite part de « 50% de la communication est du non-verbal ». Paradons là-dessus, refusons d'admettre que c'est au-delà du vain ; après tout, peut-être que les milieux où il faut réassigner ces bonnes gens se repaissent effectivement de ces perceptions crétines. Il est vrai qu'à force de faire écho aux insanités ambiantes et petites constructions théoriques pour légumes semi-initiés au marketing, on peut finir par y croire ; et se persuader d'être éclairé et tenir des méthodes efficaces.
Les leurres du syndicalisme sont traités rapidement, avec un prisme certain et une éloquence simple. Alors que Thierry est dans l'errance professionnelle, ceux-là lui proposent de repartir au combat, afin de faire « raquer » les salauds. Et après ? Après rien, mais les salauds l'auront senti passé ! Sauf qu'ils ne sentiront rien du tout. Leurs ennemis ne trouveront que des petits colis empoisonnés s'interposant dans leurs projets, désagréables mais vite balayés. En effet les précédentes luttes se sont déjà soldées par des échecs, Thierry a donc raison de décrocher là-dessus aussi. Avec ces relais-là il ne trouve encore que des parasites et des hypocrites ; les précédents le rabaissent avec des mentions insipides, ceux-là tiennent des langages de fougueux enlacés à leurs impasses. Ils se complaisent dans des « batailles » permanentes et systématiquement vaines, forçant à tourner en rond et emmenant les lésés avec eux pour mieux les abrutir et les pousser au bout de leurs mauvais cycles.
Leurs mentalités sont négatives et régressives (perdre ses pseudo-guerres et devenir un rentier de l'emmerdement, pour in fine se garantir un certain confort, tout ça en démolissant et ne construisant rien en marge – au maximum : rappel aux acquis) et leur activisme ne fait qu'ajouter aux pesanteurs ; lui aussi se traduit d'ailleurs par une armada de formalités futiles et coûteuses. Tout ça n'est pas étalé avec tant de violence : c'est la conclusion logique de tout ce qui est indiqué. Au rayon de ce que le film ne proclame pas par les mots mais déclare dans les faits : il faut noter que Thierry n'est pas un chômeur. Il fait partie de ces nombreux pseudo échappés des listes servant à tenir l'illusion du '10%'. C'est la plus belle réussite de la formation qui ne lui a finalement servi à rien sur le plan professionnel. L'exclusion professionnelle est ainsi tout juste masquée dans la réalité par ce ballottage ; et déniée dans les stats grâce aux machineries servant à des exploiteurs contradictoires, dont les pires collaborateurs sont oubliés ou travestis en missionnaires.
Plus largement, Brizé arrive à dresser un compte-rendu cinglant et expressif avec un minimum de moyens. Il dit beaucoup sur l'état d'esprit des protagonistes. La condition de Thierry/Lindon semble l'amener à reproduire tous ces engagements 'flous' et à générer de la condescendance à son égard (y compris avec de simples civils) ; sa passivité ne vient pas d'une complaisance mais d'un repli sur l'ultime façon de stopper l'hémorragie de son honneur, de sa confiance. Après s'être trop longtemps cogné aux mêmes murs, vient le moment de l'acceptation par défaut, timide. L'embarras est au rendez-vous mais comme il n'y a pas de solution, cet équilibre décrépit devient la résolution la moins pire. Et finalement on risque de le cultiver ; c'est à ce dilemme que se heurte Thierry une fois qu'il a retrouvé un emploi qui en plus de ne pas lui convenir, le blesse.
La Loi du Marché touche souvent une 'vérité' ; en somme c'est un documentaire amélioré et engagé, ouvertement mais posément. Si cet engagement peut contrarier ('l'individualiste' politique est susceptible de beaucoup souffrir et rester bouche bée), la pureté du langage a de quoi plaire et engendrer des sentences captivantes. Malheureusement, une fois mises en relief les bassesses, cruautés et absurdités 'normales' dans la galaxie de Thierry, La Loi du Marché perd progressivement de sa valeur. Le film n'apporte plus que des séquences jouant la carte du réalisme intransigeant, lourd et plat, ici et maintenant et surtout jamais ailleurs, jamais greffé ou ouvert à autre chose. Cela ressemble bien à ces vies étriquées et malheureuses autour de Thierry, c'est aussi une limitation stérile (et sa facilité en devient dérangeante, presque déloyale).
Brizé enchaîne des démonstrations : la scène de solitude abyssale, la scène de l'entretien qui foire, la scène du pot de départ... Sont au rendez-vous les émotions plombantes, où même le beau présumé suinte trop la misère (pas que pécuniaire) pour se laisser apprécier sereinement. Il n'y aura pas tellement d'ingrédients nouveaux au fur et à mesure, juste une surenchère tranquille via quelques cibles choc. Ainsi la triste condition de Thierry est alourdie par la présence d'un fils handicapé ; une collègue se suicide, car elle était défaillante. S'ensuit le baratin policé du patron : on coupe après son « personne ici ne doit se sentir responsable de quoique ce soit ». Lorsque Brizé montre l'absence de compassion, doublée de mesquineries condescendantes (la visite odieuse du mobil-home), subies par Thierry, il frappe fort et bien, ce coup est légitime. Mais lorsqu'il s'agit de prendre en pitié les pauvres voleurs du supermarché, poussés par des raisons plus ou moins nettes (voire pour aucune raison), une ligne est franchie.
Le film pose en somme la question « peut-on brader sa sensibilité et son amour-propre pour garder son emploi » et par extension pour améliorer sa condition, mais il ne l'applique que dans une seule perspective et a déjà livré la réponse. Thierry ne peut et ne devrait pas s'y résoudre ; quand il le fait, la honte s'ajoute à sa fatigue. Un certain vertige aussi. Cependant, s'il est préférable de ne pas enfoncer les coupables de petits larcins, surtout lorsqu'ils sont faibles ou égarés, les prendre en pitié aussi catégoriquement frise l'indécence. Une double faute est commise : ils sont excusés et ne sont que victimes. Pour la plupart, ils ont simplement cédé à la tentation ; inquiétante façon de raisonner. Parce qu'on est pas truand profond, on devient victime même lorsqu'on est coupable ? Devrait-on excuser les barons voleurs et les truands en col blanc parce qu'ils ont succombé à quelques opportunités bien sales, mais sont dans le fond de petits hommes vénaux et médiocres comme les autres ? Un voleur n'a pas raison parce qu'il est une victime, surtout lorsque ses besoins vitaux ne sont pas en jeu.
Ceux qui ne respectent pas les principes élémentaires d'équité sont dans l'erreur. Punir importe peu ; l'important c'est de ne pas cautionner ces comportements. Il faut arrêter de s'émouvoir en pleine jungle sur les forfaitures de seconde zone parce que leurs auteurs n'oppriment pas ou volent sans méchanceté. Toutefois, La Loi du Marché prenant le parti de la focalisation rigoureuse, il n'ira pas chercher les forfaits équivalents sous d'autres latitudes, ni de coupables. Il fait sentir l'embarras de Thierry et le caractère insoluble de ces situations et équations morales, tout en prenant son parti par le tri qu'il opère et les fétiches de sa méthode. En somme les lésés de la « loi du marché » eux aussi deviendraient des prédateurs ou plutôt des sangsues (fatalement, sans 'vraie' fourberie), à leur niveau modeste, sans conséquences directes graves, en reproduisant une corruption systémique – qui n'est pas montrée (ni ses structures), mais dont les écrans de fumée et les valets sont exposés.
https://zogarok.wordpress.com/2015/12/31/la-loi-du-marche/