Commençons par préciser qu'en fait, le film de Kumai ne se déroule pas dans l'infâme camp 731, et n'opte pas pour le sensationnalisme et l'exploitation des comportements sadiques pour choquer le spectateur, contrairement à la série chinoise des "Men behind the sun", mais relève plutôt de l'étude morale.
Pendant la seconde guerre mondiale, l'armée propose à l'équipe médicale japonaise d'un hôpital civil tombée en disgrâce, de pratiquer en secret des vivisections sur les supposés aviateurs qui les ont bombardés (enfreignant, comme il est dit, le droit international - quel progrès on a fait depuis!).
Le récit en flash back exhume successivement les souvenirs de trois membres du personnel médical soumis à l'interrogatoire d'une commission d'enquête militaire américaine, sous le regard d'une statue de la vierge nous invitant probablement à l'indulgence (ai-je déjà mentionné que Kumai était chrétien?).
Dans deux scènes distinctes, sur le seuil de leur complète corruption, un médecin puis une infirmière méditent face à la mer.
Sur le toit de l'hôpital, une équipe anti-aérienne occupant le haut du plan, le "chirurgien cynique" tournant le dos aux infirmières et aux soldats en contrebas qui brûlent les mauvaises herbes, le "médecin humaniste" médite en portant sur eux le regard qu'il lèvera ensuite vers l'horizon marin :
"Grand-mère est un rat de laboratoire, et Mme Tabe est une opportunité de carrière.
- Bien sûr, quel mal y a-t-il à cela? (...) Des docteurs tuant leurs patients n'est pas une chose si grave. Ce n'est rien de nouveau dans le monde de la médecine. C'est ainsi qu'elle progresse. Et puis tant de monde meurt dans les raids aériens. Personne n'y réfléchit à deux fois. Plutôt que mourir dans un raid, sa mort pourrait avoir un sens. (...) Penser que sa mort pourrait permettre de soigner d'innombrables victimes de la tuberculose..."
Alors l'"humaniste" lève les yeux vers la mer. L'infirmière aura la même attitude lorsque le chirurgien qui a causé son licenciement viendra lui proposer de l'assister pendant les vivisections, redonnant d'une main ce qu'il a pris de l'autre.
Condamnée à la misère et à la solitude, pouvait-elle refuser l'offre de celui qui l'avait désavouée après lui avoir donné l'ordre d'euthanasier une patiente pauvre et souffrante ; seulement interrompue par une lavandière allemande dont la rectitude morale attise sa haine ?
Le plan où l'Allemande se promène insouciante dans le parc, sous les fenêtres de l'hôpital où l'équipe médicale accomplit son meurtre dans la fournaise d'une salle inondée par le soleil d'été, renvoie peut-être aux aveuglements plus et moins volontaires des civils occidentaux.
Une infirmière plus âgée a un rôle secondaire muet, accomplissant implacablement les ordres de la hiérarchie - miroir négatif de la victime silencieuse, la "grand-mère" patiente objet des expérimentations médicales qui font le banal quotidien de la clinique.
La mise en scène de Kumai montre ce que la salle d'opérations a d'opératique : un même plan regroupe les acteurs en pied, plantés devant les hautes vitres éblouissantes comme des personnages de vitraux en Nô et blouse. Post op, l'assistant répètera dans le vide les gestes du chirurgien-chef.
Blancs Charons guidant leur passager sur le Styx, ils ont franchi librement le rubicond, les pieds sur l'eau de la salle d'opération (le sol en est couvert pour faciliter l'évacuation des déchets) ; et Kumai a saisi l'opportunité du symbole : puisqu'à la fois dispensatrice de vie et de mort dans le monde japonais, l'eau lave les péchés dans le monde chrétien... Et le blanc, comme celui de la clinique, se rapporte à la mort - souvent associé aux éphémères pétales des fleurs de cerisier, présentes à l'arrière-plan lorsque les deux jeunes médecins se préparent à partir au front après que leur équipe médicale fut tombée en disgrâce.
Le noir et blanc neutralise l'aspect potentiellement choquant de certaines images, qui sont à la fois réalistes et symboliques, comme cette main tenant dans sa paume un coeur humain, pouvoir absolu du médecin, tueur ou sauveur - évoquant aussi les icônes où Jésus touche de son doigt son coeur dans sa poitrine ouverte.
Les plans les plus écoeurants montrent les gazes imbibées de sang que l'on jette au sol.
A la fin, tous ceux qui marchent sur l'eau de la salle d'opération sont recouverts par une surimpression de la mer ... La submersion du Japon?
Et, dans une parodie de la cène, les militaires ouvrent une bouteille de vin pour déguster le foie de la victime.
Peut-être pour Kumai la foi est-elle le moyen de garder une boussole intérieure qui résiste aux circonstances ; ou fait-il le procès des valeurs japonaises. Si l'hôpital est sous la protection de mortiers placés sur le toit, cette disposition spatiale reflète aussi une hiérarchie des valeurs : on enjoint le citoyen japonais à se sacrifier pour sa communauté, mais elle doit passer derrière l'empereur. Le peuple doit mourir pour le fils du soleil.
Lorsque dans un milieu fermé, l'intérêt individuel coincide avec l'observance du modèle d'un chef, la force de caractère est considérée comme folie. Torturé par sa conscience, tiraillé entre des valeurs que le contexte met en contradiction, l'"humaniste" préfère abandonner son libre-arbitre, et garder son poste plutôt qu'être envoyé au front. Complice silencieux des méfaits de son équipe, le "tendre" n'oppose pas plus de résistance que ses collègues amoraux. Peut-être le cynique a-t-il adopté son attitude pour s'adapter à son environnement, et n'incarne-il que l'étape intermédiaire entre le jeune idéaliste en train de perdre ses valeurs, et le vieillard calculateur qui s'accroche au pouvoir.
S'ils se tournent vers la mer(e) pour y trouver consolation et oubli de leur désespoir dans un sentiment océanique, abandonnant à la fois leur ego et leurs responsabilités, l'élément liquide duel évoqué dans le titre rappelle également le pharmakon, l'antidote-poison, notion plus subtile que celle de "médicament" , tant les vertus d'une substance sont relatives à son dosage. La fluidité des propriétés chimiques est mise en miroir avec les transitions progressives du caractère et du comportement.
La mer et le poison? La vie et la mort, je suppose.
(le style obéit à la contrainte de brieveté)